mardi 30 janvier 2007

La Clé des songes

Analyse de La Clef des songes, de René Magritte

I) Description :

Ce tableau, de 1930, a été peint par René Magritte. C’est une huile sur toile de 81x60 cm qui a pour titre La Clef des songes. Il est conservé dans une collection particulière à Paris.
Nous pouvons observer six cadres, identiques au niveau de leur taille (moyenne) et de leur couleur (marron) qui se répartissent de façon symétrique, trois à droite et trois à gauche.
Ces six cadres prennent place dans un cadre plus grand, de couleur bois clair∗. Un effet de profondeur donne l’impression que ces six cadres sont insérés dans ce cadre plus grand, comme s’ils étaient les six carreaux d’une fenêtre.

A l’intérieur de chaque cadre sont peints des objets qui portent tous un titre différent, écrit de manière scolaire, situé en dessous et de couleur beige. Ces six objets, tout comme les titres qui les nomment, sont centrés et, malgré leur variété, on observe une relative similitude au niveau de leur taille. En outre, ils sont représentés de façon réaliste, académique pourrait-on dire, et bénéficient tous d’un effet d’ombre, comme si un rayon de soleil d’une inclinaison de 45° et venant d’en haut à gauche les frappait, ce qui renforce leur réalisme.

Dans le premier de ces cadres, en haut à gauche, un œuf tout blanc a pour titre l’Acacia. En dessous, un chapeau melon noir est nommé la Neige. Dans le troisième cadre, un verre vide, peint avec de nombreux effets de lumière et de transparence, s’appelle l’Orage.
En haut à droite, une chaussure de femme, noire et à talon, est titrée la Lune.
En dessous, une bougie blanche, allumée et presque entièrement consumée, se dénomme le Plafond. Enfin, dans le sixième cadre, en bas à droite, est représenté un marteau ayant pour titre le Désert. Ces objets sont peints comme s’ils étaient hors de leur contexte d’utilisation habituelle : le marteau ne tape sur rien, la bougie n’éclaire rien, le chapeau ne repose sur la tête de personne etc. Cette décontextualisation, bien qu’elle n’enlève rien au réalisme des objets, provoque un sentiment de trouble, de surprise. Celui-ci est accentué par le fait qu’aucun titre ne correspond à l’objet qu’il désigne. La signature de Magritte, noire, se situe en bas à droite.


II) L’interprétation :

René Magritte a 32 ans quand il peint cette toile, dernière d’une série intitulée La Clef des songes, débutée en 1927. Dans la première Clef des songes, quatre objets sont représentés sur fond noir dans un cadre en trompe-l’œil et sont titrés ainsi : le ciel, l’oiseau, la table et l’éponge. Néanmoins, contrairement à cette Clef des songes de 1930 où chaque objet est nommé par un autre nom que celui par lequel on le désigne habituellement, le dessin de l’éponge a pour titre l’éponge, comme s’il était un dernier point d’attache à la réalité et ainsi nous rassurer.

Sorti de la période cubo-futuriste de sa jeunesse, Magritte part de Bruxelles (où il a déjà fondé le surréalisme bruxellois avec son ami poète Nougé) en 1928 pour s’installer au Perreux sur Marne et fréquenter ainsi le corps de troupe surréaliste dont Breton (le fondateur du mouvement), Eluard et Dali en sont les plus illustres représentants. Malheureusement, suite à des problèmes financiers et à quelques désaccords avec Breton, il retournera sur Bruxelles en 1930.

Grand lecteur de Stevenson, adorateur de Poe (qui ressentait comme lui une prédilection pour le mystère, dut-il surgir de situations banales, mais toujours inattendues) et de Lautréamont dont il illustrera Les Chants de Maldoror, Magritte s’engagera de plus en plus dans la « recherche systématique d’un effet poétique bouleversant qui, obtenu par la mise en scène d’objets empruntés à la réalité, donnerait au monde réel à qui ces objets étaient empruntés, un sens poétique bouleversant par un échange tout naturel . » Ce qui l’intéresse, c’est d’explorer nos habitudes, qu’elles soient conscientes ou non, de rechercher et de mettre à jour les mystères que les objets les plus banals sous-tendent (comme avec la toile Les Valeurs personnelles où la taille de certains objets banals, tels que le savon, le peigne etc, est amplifiée de façon à révéler leur véritable importance, en raison de l’utilisation quotidienne qu’ils supposent).

Magritte fut également amateur de philosophie, comme en témoignent ses correspondances avec Jean Hyppolite ou Michel Foucault et ses lectures de Husserl, Heidegger ou Hegel auquel, indirectement, il rendit un hommage amusant et amusé au travers de deux de ses toiles (Eloge de la dialectique en 1936 et Les Vacances de Hegel en 1958 dans laquelle la dialectique se trouve illustrée avec un parapluie et un verre, soit une opposition allégorique entre ce qui repousse l’eau et ce qui la contient).

Illustrant à merveille cette prévalence des mots sur l’image, le tableau La Trahison des images, de 1929, représente une pipe dont l’énoncé (‘‘Ceci n’est pas une pipe’’), situé en dessous, « conteste l’identité manifeste de la figure et le nom qu’on est prêt à lui donner . » Aux détracteurs qui ne comprenaient pas pourquoi ceci n’était pas une pipe, Magritte répondait, non sans une certaine malice, qu’ils n’avaient qu’à essayer de la fumer.

En ce sens, ces tableaux, qui représentent le mystère du monde et la face insolite de nos habitudes, ne peuvent se déprendre à la fois d’un certain humour, d’une pensée mise en image et d’une poésie, au sens de mise à jour des relations insoupçonnées entre notre personne, nos perceptions et la réalité qui nous entoure. Marcel Paquet résume d’ailleurs très bien son œuvre en déclarant que celle-ci est « une œuvre pour philosophes ou en tout cas pour amateurs de philosophie : chez Magritte, le choc poétique où si l’on préfère l’émotion esthétique provoquée par l’image peinte est toujours inséparable d’un plaisir réflexif, d’une jubilation de la pensée contrainte de s’activer . »


III) L’analyse :

En portant notre regard sur La Clef des songes, nous ne pouvons qu’être surpris. Surpris d’abord par la banalité des objets représentés. Surpris ensuite par les titres de ces objets qui n’entretiennent aucun rapport avec ce qu’ils désignent.
Nous sommes en droit de nous poser cette question (que Pierre Sterckx se pose à propos des objets que Magritte peint) : « Souhaite-t-il élever leur niveau de réalité, les arracher à une indifférence que l’habitude de leur usage leur aurait imposée ? »
Certes, cette question est légitime mais elle s’applique davantage à une toile comme Les Valeurs personnelles, peinte en 1952.

La Clef des songes est peinte en 1930, moment où Magritte est dans sa période d’occultation des images par les mots, illustrant par là même leur grand pouvoir. Le rapport au titre du tableau est également surprenant. Comment, en effet, relier le titre au tableau qu’il nomme ? On sait que Magritte réunissait ses amis poètes (Nougé, Scutenaire, Goemans, Lecomte et Breton lui-même) autour de ses créations afin de se mettre d’accord sur un titre qui n’était définitif qu’après de longues délibérations. Le tableau et le titre entretiennent donc un rapport : « Le titre surréaliste hérité de De Chirico (Peintre dont il revendiquera l’influence. Il déclara même, après avoir vu une toile de celui-ci intitulée Le Chant de l’amour qu’il avait rencontré la « pensée ») doit composer énigmatiquement avec l’image, sans l’expliquer, ni l’alourdir . »

Dans ce cas présent, ces objets bizarrement nommés sont mêlés au rêve, comme si celui-ci pouvait nous délivrer de nos habitudes. Pour autant, on sait que Magritte rejeta la puissance créatrice du rêve, prônée par Breton : « Ma peinture est le contraire du rêve puisque le rêve n’a pas la signification qu’on lui donne. Je ne peux travailler que dans la lucidité . »
Cette Clef des songes est donc plus une déstabilisation de la réalité qu’une incursion profonde dans le monde du rêve. Une telle présentation d’objets, à la manière d’une page de manuel scolaire, veut amener le spectateur à réfléchir sur ses habitudes de langage en lui exposant la facticité des apparences. Facticité des apparences, qui traverse toute l’œuvre de Magritte comme le montre la toile Les Amants (représentant un homme et une femme recouverts chacun d’un voile blanc), datant de 1928, qui est une belle métaphore : sur l’amour qui rend aveugle, d’une part, et sur le fait qu’on ne peut que le ressentir et pas le voir, d’autre part. Qu’est-ce que pourrait être ce voile blanc si ce n’était l’amour ?
La Clef des songes, tout comme Les Amants, nous pousse à réfléchir sur l’incohérence de nos habitudes mentales et nous fait découvrir le sensible, l’intouchable, le caché.

Dans cette perspective, il est intéressant de rapprocher Magritte de Ludwig Wittgenstein et de ses interrogations sur nos habitudes de langage : « Comment peut-on penser que ce que l’on dit n’est pas réel ? Si je pense que King’s College brûle quand il ne brûle pas, le fait de brûler n’existe pas. Alors comment puis-je penser ce fait ? (…). Nous avons confondu ici les termes : « fait réel » et « objet de pensée » et nous nous sommes laissé abuser par les différents sens du mot « exister » .» Traduisant un des ces aphorismes : « Une œuvre d’art doit exprimer quelque chose qui n’apparaît pas dans sa forme visible », La Clef des songes remet en cause nos habitudes, entendues comme des dispositions permanentes à se reproduire, en confrontant « (…) l’esprit du spectateur au complet arbitraire des signes et des codes . »

Cependant, il est peu probable que Magritte ait lu Wittgenstein, même s’il existe des similitudes entre les préoccupations de l’un et de l’autre. Ce qui est fascinant dans La Clef des songes, c’est que la clef en question n’ouvre pas sur un monde imaginaire mais elle met en lumière un visible caché, dissimulé que le peintre révèle. La mise en image de la pensée s’accompagne de la subversion de sa représentation : l’innocuité qui émane du tableau, due à sa présentation quasi scolaire, est renversée par le malaise que provoque l’inadéquation entre les objets et les mots qui les nomment. Celle-ci n’est pas peinte pour remplacer l’adéquation habituelle ; elle se propose juste d’affirmer différemment et de susciter la réflexion par le mystère.


La recherche constante du mystère est récurrente dans l’œuvre de Magritte. Ne dit-il pas lui-même que « La peinture cherche la ressemblance, non à la chose, mais au mystère dont elle procède . » ? On peut penser, en suivant Rimbaud, que la recherche du mystère chez Magritte s’apparente à l’impératif selon lequel le poète doit être « voyant ». Il n’est d’ailleurs pas étonnant que les surréalistes reconnaissent Rimbaud comme l’une de leurs principales influences (avec Apollinaire et Lautréamont, entre autres).

« Pour échapper à la rigidité du point de vue qui a tendance à s’imposer comme étant le seul possible, nous dit J. Bouveresse, il faut inventer des analogies et des comparaisons inédites, qui nous permettent de voir sous un nouveau jour, c’est-à-dire de recommencer à voir, les phénomènes apparemment les mieux connus . » Comment ne pas voir dans cette phrase le principal objectif de la peinture de Magritte ? Celui qui, par la représentation d’analogies inattendues, nous donne à voir le mystère par le biais de la pensée. Sa peinture est une revanche contre le dogmatisme de la toute-puissance des mots et des images. Par le mystère, la poésie, la sensation et la pensée, les toiles de Magritte vont à l’encontre des aveugles puissances de la technique, des certitudes les plus acquises et des dogmatismes en tous genres. Ce n’est pas une peinture contre l’opinion la plus répandue. Au contraire, sa peinture veut remettre en question ses fondements et l’inciter à réfléchir sur l’art des apparences.

Pour Magritte, la peinture est un « (…) art qui se veut moyen de connaissance plutôt que moyen de sublimation sentimentale. Peindre la pensée qui peut être peinte, c’est assurément prendre la peinture comme un révélateur ; c’est aussi bien, l’avouer comme exercice de l’intelligence . » Ne pas seulement peindre pour le seul plaisir de représenter mais aussi peindre pour inviter le spectateur à réfléchir, que ce soit sur nos habitudes, notre langage ou notre réalité. Dès lors, le peintre ne nous aide pas seulement à mieux contempler la réalité, il nous aide aussi à mieux la comprendre, à l’analyser plus finement : « Philosopher, dans le sens où nous employons ce terme, c’est d’abord lutter contre la fascination qu’exercent sur nous certaines formes d’expression . » En ce sens, Magritte est un véritable philosophe.


Bibliographie :

- BOUVERESSE J., Essais I. Wittgenstein, la modernité, le progrès et le déclin, Agone, Marseille, 2000
- FOUCAULT M., Ceci n’est pas une pipe, Fata Morgana, Montpellier, 1973
- HADDAD H., Magritte, Hazan, Paris, 1996
- MEURIS J., Magritte et les mystères de la pensée, la Lettre volée, Bruxelles, 1992
- PAQUET M., Magritte, Le Musée de Monde, Paris, 2005
- STERCKX P., « René Magritte, rêve partie », Beaux-Arts magazine, n°225, Février 2003, p.78-84
- WITTGENSTEIN, Le cahier bleu et le cahier brun, Gallimard-Tel, Paris, 1965

De la conception de l'histoire des sciences chez Georges Canguilhem

I) Biographie de Georges Canguilhem :

Avant de plonger plus avant dans ce texte, je vais retracer brièvement la biographie de G.C. Né en 1904 à Castelnaudary, il sera envoyé sur conseil de son proviseur au lycée Henri IV où il recevra, entre autres, l’enseignement d’Alain. Il rentrera à L’ENS en 1924 dans la promotion de Sartre, Aron, Nizan, Lagache et sera reçu deuxième à l’agrégation en 1927. Il commencera à enseigner en 1930 dans différents lycées et, fait important, il débutera ses études de médecine en 1936. Ce sera d’ailleurs l’un des rares philosophes à allier une formation médicale à une formation philosophique (plus récemment, François Dagognet a cumulé ces deux parcours). Ces études s’achèveront par une thèse soutenue en 1943, plus philosophique que strictement médicale selon l’aveu de l’auteur, intitulé Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique . Nommé en 1955 professeur à la Sorbonne, à la suite d’une thèse sur La formation du concept de réflexe aux 17ème et 18ème siècles , il succèdera à Gaston Bachelard à la tête de l’Institut d’histoire des sciences. Souvent qualifié d’éveilleur d’esprit, de maître à penser, il influencera profondément plusieurs générations de chercheurs parmi lesquels Louis Althusser, Pierre Bourdieu, Dominique Lecourt et Michel Foucault qui s’attachera également, dans une autre perspective, à exposer la façon dont les normes se développent au sein de certains pans de la société. Loin des nombreuses modes philosophiques qui jalonneront la pensée française après les années 50, je pense au marxisme ou au structuralisme, ses ouvrages et son enseignement ont souvent décontenancé par leur intérêt à des questions techniques inédites, érudites et par leur rigueur intellectuelle. Ses cours, et nous terminerons cette biographie sur les paroles de certains de ses élèves (Etienne Balibar et D. Lecourt), était « (…) un creuset de connaissances, un aiguillon de rationalité critique ». Passons maintenant à l’étude du texte.

II) Des différentes façons de considérer l’histoire des sciences :

Quatrième ouvrage de G.C., si l’on met de côté la réactualisation de sa thèse sur le normal et le pathologique parue en 1966 , les études d’histoire et de philosophie des sciences sont publiées en 1968 . Comme pour une bonne partie de ces œuvres (La connaissance de la vie , Ecrits sur la médecine ), on ne peut pas réellement parler d’un livre se rapportant aux différentes facettes d’un thème unique mais plutôt d’un recueil d’articles sur les multiples aspects de l’œuvre de G.C. Aussi, le fil directeur de ces écrits doit être recherché dans la façon dont G.C. envisage l’histoire des sciences, ce qui est l’objet de cette conférence donnée en 1966 à Montréal. Texte complexe, dense et d’accès difficile, nous ne prétendons pas en livrer toutes les clés de lecture. Dans cet exposé, nous essaierons de souligner les principales idées de l’introduction tout en les réinsérant dans l’épistémologie canguilhemienne.

De quoi l’histoire des sciences est-elle l’histoire ? Voici la question liminaire à laquelle G.C. consacre ces quelques pages. Mais, avant de traiter ce problème, G.C. pose trois autres questions : Qui fait l’histoire des sciences ? Pourquoi fait-on de l’histoire des sciences ? Et enfin, comment fait-on de l’histoire des sciences ?

Pour répondre à cette première interrogation, G.C. souligne la singularité disciplinaire de l’histoire des sciences. Si les historiens, en étudiant l’économie, la démographie, les idées religieuses d’une société, n’ont pas directement besoin d’une histoire des techniques et des méthodes scientifiques, les savants, pour la grande majorité, n’y voient pas d’utilité pour la conduite de leurs travaux. Dès lors, ce qui guide les scientifiques vers l’histoire des sciences tient davantage à leurs compétences initiales. Prenons l’exemple de G. Bachelard, de Pierre Duhem ou de François Jacob, leurs travaux historiques ont été réalisés en fonction de leur formation d’origine, physiciens pour les deux premiers, biologiste pour le troisième.



La réponse à la deuxième question, et je reprends les mots de Canguilhem, est symétrique à celle de la première question puisqu’il existerait trois raisons de faire de l’histoire des sciences :

- L’une, historique, s’attache à étudier extérieurement la science. Canguilhem déclare dans Idéologie et rationalité dans l’histoire des sciences de la vie que « (…) l’histoire d’une science, pure de toute contamination épistémologique, est ainsi le résumé de la lecture d’une bibliothèque spécialisée ». Cette histoire s’apparenterait donc à une histoire factuelle, anecdotique plus proche de la collecte de sources que de la construction d’objets.

- L’autre, scientifique, peut rechercher dans le passé des moyens d’appuyer une découverte présente. C’est une histoire qui essaie de s’approprier ses origines.

- La dernière, philosophique, rend indissociable l’histoire des sciences et la philosophie parce que « (…) sans référence à l’épistémologie une théorie de la connaissance serait une méditation sur le vide et que sans relation à l’histoire des sciences une épistémologie serait un doublet parfaitement superflue de la science dont elle prétendrait discourir ».

De cette distinction transparaît la position de GC à l’égard de l’histoire des sciences. Dans un autre article de cet ouvrage, intitulé L’histoire des sciences dans l’œuvre épistémologique de G. Bachelard, GC souligne le lien entre philosophie et histoire des sciences. Ce lien qui remonte à A. Comte est, je cite, « (…) caractéristique de ce qui a été et de ce qui devrait rester selon nous l’originalité du style français en histoire des sciences ».

Pour autant, deux modèles coexistent dans cette relation. Le premier, dit modèle du laboratoire, est sous-tendu par un dessein positiviste. Que ce soit Djiksterthuis qui pense que « (…) l’histoire des sciences n’est pas seulement la mémoire de la science mais aussi le laboratoire de l’épistémologie », Flourens qui « (…) déclare que faire l’histoire des sciences c’est mettre l’esprit humain en expérience…faire une théorie expérimentale de l’esprit humain » ou encore Pierre Lafitte qui apparente le rôle de l’histoire des sciences à un « (…) microscope mental », l’histoire des sciences consiste seulement à déployer une diachronie autour de résultats scientifiques, le temps historique et le temps scientifique étant confondus. Une autre critique est à apporter. En effet, l’esprit humain ne peut être mis en expérience car la psychologie n’a rien à voir avec l’expérience et l’épistémologie. On ne peut rendre l’esprit humain procédural au risque de perdre la liberté et la spontanéité de ce dernier.

L’autre modèle, dit du tribunal, admet le personnage du juge au sein de l’histoire des sciences. Ce juge, c’est l’épistémologue qui porte des jugements « (…) sur le passé du savoir et sur le savoir du passé ». Pour illustrer cette posture, G.C. fait appel aux figures de Bachelard et de Koyré et rappelle la distinction du premier entre l’histoire périmée et l’histoire sanctionnée. On pressent ici l’importance de la conception bachelardienne de l’histoire des sciences pour G.C.

Pour Bachelard, en effet, « L’histoire, dans son principe, est en effet hostile à tout jugement normatif. Et cependant, il faut bien se placer à un point de vue normatif, si l’on veut juger de l’efficacité d’une pensée ». Cette formulation d’un jugement de valeur sur les valeurs scientifiques est exigée pour produire une histoire des sciences rigoureuses. G.C. n’aura de cesse de poursuivre cette leçon puisque l’épistémologue doit non pas constater les événements ou considérer les idées scientifiques avec neutralité, mais montrer comment ils participent de choix normatifs. L’épistémologie est ainsi la capacité de juger des normes internes aux discours scientifiques. C’est pour cette raison que l’épistémologue doit s’intéresser aux idéologies scientifiques. Une idéologie scientifique n’est pas une fausse science (comme l’astrologie) car une fausse science, selon C., ne rencontre jamais le faux et n’a pas d’histoire.

Une idéologie scientifique a une histoire, à savoir une genèse et une fin, et se trouve soumise à l’épreuve de la vérité, lorsqu’elle est destituée par une science qui se substitue à elle. Si nous prenons l’exemple du Normal et du pathologique, et je cite G. Le Blanc, « (…) Canguilhem ne cesse d’essayer de montrer que le dogme scientifique de l’identification du normal et du pathologique est lié à des dogmes politiques ou sociaux qui finissent par déterminer idéologiquement la science. C’est parce que la science est confrontée à de la non-science que la pathologie a pu être déterminée, soit comme confirmation de la normalité, soit comme absence de normalité. L’attention à cette valeur de non-science révèle une valeur d’ordre ainsi qu’un déni d’expérience ». Il en va de même lorsque, à la fin de cette introduction, G.C., en faisant référence au travail d’un de ces élèves (Jacques Piquemal), déclare que l’introduction et l’extension des probabilités dans la biologie et les sciences de l’homme ne correspondent à aucune science constituée (biologie, mathématique, sociologie, ethnologie), ni à aucun objet naturel. La possibilité d’existence de la psychométrie ou de la biométrie dépend de l’apparition de nouveaux phénomènes dans des pratiques sociales. Ainsi, l’étude sur la taille humaine de Quêtelet suppose l’institution des armées nationales tandis que l’étude sur l’aptitude intellectuelle de Binet suppose l’institution de la scolarité primaire. L’analyse du rapport entre science et non-science, la façon dont la première peut remplacer la seconde tout en dérivant de celle-ci, incarne l’un des apports essentiels de l’épistémologie canguilhemienne.

De la même façon, l’allusion à Koyré renvoie à cette tradition française d’histoire des sciences pour qui la discontinuité et la prééminence de la théorie apparaissent comme deux critères cruciaux. Nous avons pu observer la semaine dernière qu’avec Alexandre Koyré, l’histoire des sciences repose avant tout sur l’évolution des théories scientifiques, sur les hésitations et les erreurs des savants, sur les cadres religieux, philosophique, métaphysique sur lesquels s’appuient ces théories. En somme, cette histoire des sciences constitue une histoire des idées magistrale qui rejette toute externalisme.

C’est justement en posant la troisième question : comment fait-on l’histoire des sciences ? que G.C. revient à Koyré et à l’une de ses conférences concernant le débat entre externalistes et internalistes.

L’externalisme, qui est une façon d’écrire l’histoire des sciences, cherche à conditionner les événements scientifiques à des intérêts économiques, des pratiques techniques, des idées religieuses. Pour sa part, l’internalisme vise à déployer les normes spécifiquement internes à la théorie scientifique. Il s’agit donc de se placer à l’intérieur de l’œuvre scientifique pour en analyser les démarches.

Dans cette perspective, l’histoire des sciences se passe de l’histoire sociale. G.C. critique radicalement l’externalisme en le traitant de « marxisme appauvri ». Pour sa part, A. Koyré dénigre tout intérêt à cette perspective pour aborder correctement l’histoire des sciences. Je vais ici reprendre quelques-uns de ses propos : « Aussi me paraît-il vain de vouloir déduire la science de la structure sociale de la cité ; ou même de l’agora. Athènes n’explique pas Eudoxe ; ni Platon. Pas plus que Syracuse n’explique Archimède ; ou Florence, Galilée. Je crois qu’il en de même pour les Temps modernes. (…) La science, celle de notre époque, comme celle des Grecs, est essentiellement theoria, recherche de la vérité, et que de ce fait elle a, et a toujours eu une vie propre, une histoire immanente, et que c’est seulement en fonction de ses propres problèmes, de sa propre histoire qu’elle peut être comprise par les historiens ». Néanmoins, et bien que G.C. soit plus proche de l’internalisme, il voudra dépasser cette vision de l’histoire des sciences parce que certaines pratiques sociales sont constitutives de la science, comme nous l’avons vu précédemment.

III) Quel est l’objet de l’histoire des sciences ?

Après avoir passé en revue ces trois questions préliminaires, G.C. veut qualifier plus précisément l’objet de l’histoire des sciences. Prenant exemple sur la science des cristaux, il distingue cette dernière de l’histoire de la science des cristaux. Les cristaux préexistent bien évidemment à la science qui les prend pour étude, ce qui en fait des objets naturels. Une science des cristaux se constitue à l’instant où des discours tentent d’appréhender la singularité de ces objets en les identifiant. Une histoire de la science des cristaux existe à partir du moment où l’on tente de rassembler et de synthétiser les nombreux discours qui ont précédé cette nouvelle science. Le passé d’une science est donc différent de la même science au passé.

Le passé de la cristallographie convoque la minéralogie, l’histoire naturelle, la géométrie et la mécanique. Par conséquent, « (…) l’histoire des sciences est l’histoire d’un objet qui est une histoire, qui a une histoire, alors que la science est science d’un objet qui n’est pas histoire, qui n’a pas d’histoire ». Dès lors, l’objet de l’histoire des sciences n’a rien de commun avec l’objet de la science. L’objet naturel est premier alors que le discours que produit la science sur cet objet est second. L’histoire des sciences s’occupe de ce discours. Ainsi, une double rupture est nécessaire pour que l’objet de l’histoire des sciences naisse : une rupture par rapport à la nature, une rupture par rapport à la culture. L’historicité du discours scientifique, bien qu’auto-normé, est, et je cite Canguilhem, « (…) traversée d’accidents, retardée ou détournée par des obstacles, interrompue de crises, c’est-à-dire de moments de jugements de vérité ». Nous retrouvons ici Bachelard et son histoire normative qui oblige l’épistémologue à la relecture permanente du passé de la science à la lumière de la science actuelle. Aussi, la fonction de l’épistémologie historique est de redécouvrir derrière l’histoire chronologique des inventions ou découvertes, l’histoire problématique des perspectives scientifiques. C’est donc la recherche de la vérité qui guide l’historien des sciences. Selon C., l’histoire des sciences est d’abord une activité axiologique qui s’élabore autour d’une histoire des filiations conceptuelles et d’une confrontation, voire d’un conditionnement, des pratiques scientifiques par des pratiques politiques ou sociales.

Cette histoire critique implique une temporalité propre à l’histoire des sciences, inconciliable avec celle de l’histoire générale. Mais si l’histoire des sciences s’affranchit de la chronologie de l’histoire générale, il ne faut pas oublier que l’histoire des sciences est une histoire interne à chaque science parce que chaque science possède sa temporalité. G.C. le dit bien mieux que moi : « Le temps de l’avènement de la vérité scientifique, le temps de la vérification, a une liquidité ou une viscosité différentes pour des disciplines différentes aux mêmes périodes de l’histoire générale ». La chimie, la biologie ou encore la minéralogie connaissent chacune leurs crises, leurs progressions, leurs ruptures ou encore leurs stagnations et correspondent donc à plusieurs histoires idoines : « Les histoires juxtaposées ne forment pas une histoire ».

IV) L’inanité du précurseur :

Une fois l’objet de l’histoire des sciences précisé, G.C. revient sur la figure du précurseur, virus répandu chez certains historiens des sciences. Mais, en faisant de l’histoire des sciences « (…) une théorie qui tend à lui reconnaître l’autonomie d’une discipline constituant le lieu où sont étudiées les questions théoriques posées par les pratiques scientifiques », on peut se préserver de ce virus. Nous venons de voir, en effet, qu’une histoire des sciences ne peut se déployer qu’avec son propre temps décalé. Dès lors, une figure comme celle du précurseur est fictive parce qu’elle postule un temps commun et linéaire incompatible avec les ruptures de temporalité qui découpent de manière interne l’histoire des sciences. Ce concept introduit une continuité rétrospective dans l’histoire des sciences et transforme le précurseur en un penseur de plusieurs temps comme si l’encadrement culturel dont il est issu pouvait être transposé à l’envi, comme si son chemin intellectuel pouvait être simplement emprunté et poursuivi par des successeurs n’ayant aucune filiation avec lui. Or, si un concept n’a pleinement son sens qu’au sein d’un système et dans un contexte historique donnés, un précurseur ne peut être à la fois de son temps et d’une époque ultérieure. Cette critique du précurseur est donc un corollaire d’une posture épistémologique consacrant la singularité de l’objet et du temps de l’histoire des sciences.

Pour illustrer ce concept de précurseur, je vais prendre un exemple précis, que je tiens d’un ouvrage d’Yves Charbit , professeur de démographie. Retraçant l’histoire de cette discipline, qui débute au XIXème siècle, M. Charbit revient sur la constitution de la théorie de la population. On sait que de nombreux penseurs ont réfléchi sur cette idée de population : Platon, par exemple, a pu recommander un effectif de 5040 citoyens pour la Cité, nombre idéale qu’il s’agissait d’encourager par la nuptialité et la fécondité en cas d’insuffisance ou au contraire de réduire l’excédent par l’avortement, l’émigration et la colonisation. Si Platon a réussi à penser la population, il n’en a pas élaboré le concept. De même, certains historiens de la démographie et des idées voient dans la célèbre injonction de la Bible « A vous d’être féconds et multiples » une doctrine populationniste.

Un autre penseur (Paul Demeny) va plus loin puisqu’il fait d’une citation de l’Ecclésiaste, « avec l’abondance des biens abondent ceux qui les consomment », une théorie de la croissance démographique, incontestablement malthusienne. Nous ne pouvons que constater le problème d’une telle posture. Dans la mesure où le terme de populationnisme renvoie à Malthus, il est pour le moins surprenant qu’un écrit du IIème-IIIème siècle av. J.-C. renferme déjà les principaux points d’une théorie d’un économiste classique anglais du XVIIIème siècle. Bien évidemment, la Bible peut être considéré comme une source historique de premier plan pour peindre de multiples éléments d’une société à un moment donné mais il va sans dire que transposer une théorie économique du XVIIIème dans une maxime religieuse revient à confondre les deux cadres culturels les ayant fait émerger.

V) Conclusion :

Pour conclure, je voulais d’abord revenir sur les critiques que l’on peut adresser à la posture que défend de G.C. Elles sont similaires à celles que l’on a pu faire à Alexandre Koyré. Leurs histoires des sciences sont dépourvues de toute considération pour les instruments scientifiques. C’est une histoire strictement intellectuelle, s’intéressant prioritairement aux théories, aux concepts, aux idées, aux cadres de pensée. Si les instruments ne sont pas mentionnés, c’est parce que cette école défend une certaine posture à leur égard. En effet, pour Bachelard, un instrument, « (…) c’est un théorème réifié, une théorie matérialisée ». Pour Koyré, un instrument est une théorie incarnée et G.C. écrit que « Descartes a besoin de Ferrier pour tailler des verres d’optique, mais c’est lui qui fait la théorie des courbures à obtenir par la taille ».

Cependant, et la conférence de Canguilhem en est l’incarnation la plus parfaite, une rigueur certaine parcourt ce courant. Épistémologue, philosophe de la médecine, G.C. prolonge l’épistémologie critique de Bachelard. En somme, dans ce texte riche et exigeant, G.C. soutient sa conception de l’histoire des sciences : il distingue en effet l’objet et la temporalité de l’histoire des sciences, rappelle le lien insécable entre l’histoire des sciences et l’épistémologie, condamne le concept de précurseur et élève au rang d’axiome une histoire axiologique qui porte moins sur le fait scientifique que sur la valeur qui le conditionne.

Petit article sur le courant textuel dans l'histoire des sciences

Voici un article sur le Linguistic Turn en histoire des sciences avec l'exemple de la biologie moléculaire :


Cet article, Who wrote the Book of Life ? Information and the Transformation of Molecular Biology, est paru en 1995 dans la revue Science in context. Lily E. Kay est une biologiste moléculaire née à Cracovie en 1947 et morte en 2000 aux Etats-Unis. Elle complétera cette formation scientifique avec des études d’histoire des sciences et deviendra professeur au MIT de 1989 à 1997. Ses centres d’intérêt tournaient autour de la biologie moléculaire, bien évidemment, et, dans ses dernières années, sur le thème de l’intelligence artificielle (travaillait sur Warren Mc Culloch, neurologiste au MIT). Il faut signaler qu’elle a notamment écrit un ouvrage qui porte le même titre que ce texte : « Who wrote the book of life ? ».

Dans cet article, Lily E. Kay revient sur un épisode particulier de l’histoire de la biologie moléculaire. Nous pouvons rappeler brièvement que la génétique naît avec la redécouverte des lois de Mendel en 1900. Le terme génétique sera inventé par Bateson en 1906 et le mot gène 3 années plus tard. Un tournant majeur dans l’histoire de cette jeune science se produit dans les années 40-50. Lily Kay veut justement démontrer que durant ces années, le discours produit sur cette science a pu se construire sur des représentations précises de l’idée de la vie et de l’hérédité. En effet, les notions d’écriture et de livre de la vie, de déchiffrage d’un code s’apparentent à des métaphores dépendant d’un contexte historique précis.

Le recours à la notion d’écriture n’est d’ailleurs pas innocent. Lily Kay prend appui sur la théorie de J. Derrida que je vais tenter d’exposer en quelques mots. Selon ce dernier, le symbole du livre de la vie a été repris tout au long de l’histoire : il apparaît déjà dans le judaïsme, chez Galilée ou encore chez Descartes. Depuis le 17ème siècle, avec le développement d’une science autonome, les représentations de la nature n’ont pu être séparées des interventions humaines. La lecture est donc devenue inséparable de l’écriture. Chez Derrida, il n’existe pas de signe avant l’écriture. Celle-ci porte sur la structure des représentations, des entités, des processus. Mais, dans la tradition occidentale, le langage précède l’écriture et la dénie, le premier étant conçu comme vie et présence sur la seconde, considérée comme plus matérielle. Pour J. Derrida, cette prégnance du langage illustre ce qu’il appelle le logocentrisme.

Il cherche, par un processus qu’il nomme déconstruction, à renverser cette conception qui transforme le langage en un système de signes représentant des idées qui sont supposées prendre corps dans le monde objectif, indépendamment des interventions et des inventions humaines. De fait, cette appréhension logocentrique du monde s’ancre sur des oppositions binaires figées (comme présence/absence ; réalité/apparence ; nature/culture ; parole/écriture), qui cachent les mouvements qui produisent des différences ; ces mouvements engendrant des nouveautés et des significations. Pour le dire autrement, l’écriture est tout simplement une action qui consiste à inscrire des notes, des marques, des signes sur une surface, que cette surface soit du papier, un cerveau, une cellule. Mais, ces surfaces ne sont pas neutres et interagissent avec ces écritures. La déconstruction s’apparente donc à un procédé qui permet de dévoiler, en les mettant à jour, les dissimulations dont procèdent ces interactions.

En se basant sur ces idées de discours, d’écriture, de déconstruction, Lily Kay propose d’examiner l’introduction des conceptions des théories de l’information et de la cybernétique au sein de la biologie moléculaire dans la décennie s’étendant du milieu des années 40 au milieu des années 50. Au côté du développement des techno-sciences et de l’apparition des premiers ordinateurs, ces théories ont aidé la biologie moléculaire à se positionner en tant que discours, et même de culture après la Seconde Guerre mondiale. Selon Lily Kay, ces métaphores symbolisent en quelque sorte des clés sémiologiques qui ont servi à la formulation du code génétique.

Évidemment, des mots tels que livre, texte, code étaient déjà utilisés de manière figurative dans la biologie avant le milieu des années 40 bien que celle-ci n’incluait aucune référence à l’information et au langage. Ce ne sera qu’avec la cybernétique qu’ils gagnent une autorité et un statut scientifiques. Cette discipline repose tout d’abord sur les premiers systèmes informatiques qui naissent au sortir de la guerre pour stocker des informations, en premier lieu et pour déchiffrer les codes secrets ennemis, en second lieu. On voit ici que cette science naissante a servi de moyen de communication, de logistique pour certains Etats-nations.

Trois figures majeures émergent de cette science : il s’agit de Von Neumann, N. Wiener et Shannon qui sont tous mathématiciens. Leurs idées ont été centrales dans la formation d’un nouveau discours sur l’hérédité.

Après avoir précisé le contexte socio-historique, Lily Kay retrace l’émergence, le développement, l’extension des théories de l’information à d’autres disciplines et rappelle les intrications existant entre la cybernétique et la biologie. Je vais préciser ici ce qu’est la cybernétique en m’appuyant sur deux ouvrages, l’un d’E.Fox-Keller, l’autre de F. Jacob. Dans le Siècle du gène, E.Fox-Keller définit la cybernétique comme l’étude du contrôle et de la communication dans les machines et les êtres vivants. À l’origine donc, c’est avec des ordinateurs que se constitue cette nouvelle science. Mais, cette théorie de l’information peut s’étendre aux êtres vivants. F. Jacob, dans La logique du vivant, écrit que « Dans un système organisé, qu’il soit ou non vivant, ce sont les échanges non seulement de matière et d’énergie mais d’information qui unissent les éléments. Entité abstraite, l’information devient le lieu où s’articulent les différents types d’ordre. Elle en est tout à la fois ce qui se mesure, ce qui se transmet, ce qui se transforme. Toute interaction entre les membres d’un organisme peut être considérée comme un problème de communication. En fin de compte, tout système organisé peut s’analyser par référence à deux concepts : celui de message et celui de régulation par rétroaction . » Dans cette perspective, animal et machine deviennent des modèles l’un pour l’autre. Si la machine peut se décrire en termes d’anatomie et de physiologie, les animaux peuvent être décrits à la lumière de la machine. Leurs organes, cellules et molécules sont unis par un réseau de communication et échangent sans cesse signaux et messages sous forme d’interactions spécifiques entre constituants. Avec cette théorie, et je reprends les mots de F. Jacob, l’hérédité « devient le transfert d’un message répété d’une génération à la suivante. »

Pour que s’institutionnalise la cybernétique, des échanges entre mathématiciens et biologistes eurent lieu. Von Neumann participa à un projet biomédical et Norbert Wiener, qui fit paraître en 1949 son ouvrage phare, Cybernetics : or control and communication in the animal and the machine, déclara qu’il n’y pas de différence absolue entre le type de transmission que nous utilisons pour envoyer un télégramme et le type de transmission qui est théoriquement possible pour un organisme vivant, tel qu’un être humain.

Ses idées eurent un grand impact non seulement en biologie mais aussi en physiologie, en endocrinologie, en sciences politiques, en anthropologie, en linguistique et en architecture. Ainsi, au début des années 1950, un grand nombre de généticiens et de biologistes moléculaires avaient commencé à redéfinir les organismes comme des systèmes cybernétiques et réécrire leurs travaux en termes d’information. Le gène sera assimilé à un message ou à une source de message. Je vais reprendre ici quelques exemples tirés de l’article de Lily Kay. Un généticien, H. Kalmus, écrira un article en 1950 intitulé A cybernetical aspect of genetics. Henry Quastler, radiologiste d’origine autrichienne, sera inspiré par les théories de Wiener et Shannon, et écrira que les protéines peuvent être vues comme un message et les acides aminés comme un alphabet. Celui-ci jouera un grand rôle dans l’effort de penser l’information en biologie. Enfin, un physicien, George Gamow, a également écrit que la continuité de toute vie sur notre planète dépend du système d’information contenu dans la cellule.

D’un point de vue technique, Lily Kay souligne que ces métaphores ont été un échec. En effet, les messages contenus dans les gènes n’étaient ni numériques, ni électriques. Cependant, et malgré cet échec technique, ces métaphores ont survécu au niveau discursif. Dans cet article, Lily Kay ne cherchait pas à faire commencer la généalogie de la biologie moléculaire à Shannon, Von Neumann et Wiener, ni à trouver des pères fondateurs alternatifs en biologie moléculaire. En s’appuyant sur les discours produits par les cybernéticiens et sur leur circulation entre les disciplines, en retraçant le mouvement de certaines métaphores, Lily Kay, fidèle à Derrida et à ses théories sur l’écriture, illustre, ce que l’on a appelé le Linguistic turn ou l’étude des espaces discursifs empruntés par différents phénomènes, comme la science par exemple. Elle voulait donc démontrer, et je reprends ses termes, les contraintes que font peser la culture et le langage sur la production de la signification et de la connaissance biologiques.

vendredi 12 janvier 2007

Bonjour à tous

Je déclare solennellement le blogasam ouvert. C'est une date à marquer d'une pierre blanche, ou de tout autre objet, pour tous les amoureux de l'épistémologie, de l'humour, de certaines musiques et de certains films de cinéma. J'espère publier sur ce blog des critiques, bien que ce soit un grand mot, de livres, de CDs, de films, de tout ce qui me passe par la tête ainsi que quelques travaux de ma jeune mais néanmoins captivante carrière universitaire.