mardi 30 janvier 2007

Petit article sur le courant textuel dans l'histoire des sciences

Voici un article sur le Linguistic Turn en histoire des sciences avec l'exemple de la biologie moléculaire :


Cet article, Who wrote the Book of Life ? Information and the Transformation of Molecular Biology, est paru en 1995 dans la revue Science in context. Lily E. Kay est une biologiste moléculaire née à Cracovie en 1947 et morte en 2000 aux Etats-Unis. Elle complétera cette formation scientifique avec des études d’histoire des sciences et deviendra professeur au MIT de 1989 à 1997. Ses centres d’intérêt tournaient autour de la biologie moléculaire, bien évidemment, et, dans ses dernières années, sur le thème de l’intelligence artificielle (travaillait sur Warren Mc Culloch, neurologiste au MIT). Il faut signaler qu’elle a notamment écrit un ouvrage qui porte le même titre que ce texte : « Who wrote the book of life ? ».

Dans cet article, Lily E. Kay revient sur un épisode particulier de l’histoire de la biologie moléculaire. Nous pouvons rappeler brièvement que la génétique naît avec la redécouverte des lois de Mendel en 1900. Le terme génétique sera inventé par Bateson en 1906 et le mot gène 3 années plus tard. Un tournant majeur dans l’histoire de cette jeune science se produit dans les années 40-50. Lily Kay veut justement démontrer que durant ces années, le discours produit sur cette science a pu se construire sur des représentations précises de l’idée de la vie et de l’hérédité. En effet, les notions d’écriture et de livre de la vie, de déchiffrage d’un code s’apparentent à des métaphores dépendant d’un contexte historique précis.

Le recours à la notion d’écriture n’est d’ailleurs pas innocent. Lily Kay prend appui sur la théorie de J. Derrida que je vais tenter d’exposer en quelques mots. Selon ce dernier, le symbole du livre de la vie a été repris tout au long de l’histoire : il apparaît déjà dans le judaïsme, chez Galilée ou encore chez Descartes. Depuis le 17ème siècle, avec le développement d’une science autonome, les représentations de la nature n’ont pu être séparées des interventions humaines. La lecture est donc devenue inséparable de l’écriture. Chez Derrida, il n’existe pas de signe avant l’écriture. Celle-ci porte sur la structure des représentations, des entités, des processus. Mais, dans la tradition occidentale, le langage précède l’écriture et la dénie, le premier étant conçu comme vie et présence sur la seconde, considérée comme plus matérielle. Pour J. Derrida, cette prégnance du langage illustre ce qu’il appelle le logocentrisme.

Il cherche, par un processus qu’il nomme déconstruction, à renverser cette conception qui transforme le langage en un système de signes représentant des idées qui sont supposées prendre corps dans le monde objectif, indépendamment des interventions et des inventions humaines. De fait, cette appréhension logocentrique du monde s’ancre sur des oppositions binaires figées (comme présence/absence ; réalité/apparence ; nature/culture ; parole/écriture), qui cachent les mouvements qui produisent des différences ; ces mouvements engendrant des nouveautés et des significations. Pour le dire autrement, l’écriture est tout simplement une action qui consiste à inscrire des notes, des marques, des signes sur une surface, que cette surface soit du papier, un cerveau, une cellule. Mais, ces surfaces ne sont pas neutres et interagissent avec ces écritures. La déconstruction s’apparente donc à un procédé qui permet de dévoiler, en les mettant à jour, les dissimulations dont procèdent ces interactions.

En se basant sur ces idées de discours, d’écriture, de déconstruction, Lily Kay propose d’examiner l’introduction des conceptions des théories de l’information et de la cybernétique au sein de la biologie moléculaire dans la décennie s’étendant du milieu des années 40 au milieu des années 50. Au côté du développement des techno-sciences et de l’apparition des premiers ordinateurs, ces théories ont aidé la biologie moléculaire à se positionner en tant que discours, et même de culture après la Seconde Guerre mondiale. Selon Lily Kay, ces métaphores symbolisent en quelque sorte des clés sémiologiques qui ont servi à la formulation du code génétique.

Évidemment, des mots tels que livre, texte, code étaient déjà utilisés de manière figurative dans la biologie avant le milieu des années 40 bien que celle-ci n’incluait aucune référence à l’information et au langage. Ce ne sera qu’avec la cybernétique qu’ils gagnent une autorité et un statut scientifiques. Cette discipline repose tout d’abord sur les premiers systèmes informatiques qui naissent au sortir de la guerre pour stocker des informations, en premier lieu et pour déchiffrer les codes secrets ennemis, en second lieu. On voit ici que cette science naissante a servi de moyen de communication, de logistique pour certains Etats-nations.

Trois figures majeures émergent de cette science : il s’agit de Von Neumann, N. Wiener et Shannon qui sont tous mathématiciens. Leurs idées ont été centrales dans la formation d’un nouveau discours sur l’hérédité.

Après avoir précisé le contexte socio-historique, Lily Kay retrace l’émergence, le développement, l’extension des théories de l’information à d’autres disciplines et rappelle les intrications existant entre la cybernétique et la biologie. Je vais préciser ici ce qu’est la cybernétique en m’appuyant sur deux ouvrages, l’un d’E.Fox-Keller, l’autre de F. Jacob. Dans le Siècle du gène, E.Fox-Keller définit la cybernétique comme l’étude du contrôle et de la communication dans les machines et les êtres vivants. À l’origine donc, c’est avec des ordinateurs que se constitue cette nouvelle science. Mais, cette théorie de l’information peut s’étendre aux êtres vivants. F. Jacob, dans La logique du vivant, écrit que « Dans un système organisé, qu’il soit ou non vivant, ce sont les échanges non seulement de matière et d’énergie mais d’information qui unissent les éléments. Entité abstraite, l’information devient le lieu où s’articulent les différents types d’ordre. Elle en est tout à la fois ce qui se mesure, ce qui se transmet, ce qui se transforme. Toute interaction entre les membres d’un organisme peut être considérée comme un problème de communication. En fin de compte, tout système organisé peut s’analyser par référence à deux concepts : celui de message et celui de régulation par rétroaction . » Dans cette perspective, animal et machine deviennent des modèles l’un pour l’autre. Si la machine peut se décrire en termes d’anatomie et de physiologie, les animaux peuvent être décrits à la lumière de la machine. Leurs organes, cellules et molécules sont unis par un réseau de communication et échangent sans cesse signaux et messages sous forme d’interactions spécifiques entre constituants. Avec cette théorie, et je reprends les mots de F. Jacob, l’hérédité « devient le transfert d’un message répété d’une génération à la suivante. »

Pour que s’institutionnalise la cybernétique, des échanges entre mathématiciens et biologistes eurent lieu. Von Neumann participa à un projet biomédical et Norbert Wiener, qui fit paraître en 1949 son ouvrage phare, Cybernetics : or control and communication in the animal and the machine, déclara qu’il n’y pas de différence absolue entre le type de transmission que nous utilisons pour envoyer un télégramme et le type de transmission qui est théoriquement possible pour un organisme vivant, tel qu’un être humain.

Ses idées eurent un grand impact non seulement en biologie mais aussi en physiologie, en endocrinologie, en sciences politiques, en anthropologie, en linguistique et en architecture. Ainsi, au début des années 1950, un grand nombre de généticiens et de biologistes moléculaires avaient commencé à redéfinir les organismes comme des systèmes cybernétiques et réécrire leurs travaux en termes d’information. Le gène sera assimilé à un message ou à une source de message. Je vais reprendre ici quelques exemples tirés de l’article de Lily Kay. Un généticien, H. Kalmus, écrira un article en 1950 intitulé A cybernetical aspect of genetics. Henry Quastler, radiologiste d’origine autrichienne, sera inspiré par les théories de Wiener et Shannon, et écrira que les protéines peuvent être vues comme un message et les acides aminés comme un alphabet. Celui-ci jouera un grand rôle dans l’effort de penser l’information en biologie. Enfin, un physicien, George Gamow, a également écrit que la continuité de toute vie sur notre planète dépend du système d’information contenu dans la cellule.

D’un point de vue technique, Lily Kay souligne que ces métaphores ont été un échec. En effet, les messages contenus dans les gènes n’étaient ni numériques, ni électriques. Cependant, et malgré cet échec technique, ces métaphores ont survécu au niveau discursif. Dans cet article, Lily Kay ne cherchait pas à faire commencer la généalogie de la biologie moléculaire à Shannon, Von Neumann et Wiener, ni à trouver des pères fondateurs alternatifs en biologie moléculaire. En s’appuyant sur les discours produits par les cybernéticiens et sur leur circulation entre les disciplines, en retraçant le mouvement de certaines métaphores, Lily Kay, fidèle à Derrida et à ses théories sur l’écriture, illustre, ce que l’on a appelé le Linguistic turn ou l’étude des espaces discursifs empruntés par différents phénomènes, comme la science par exemple. Elle voulait donc démontrer, et je reprends ses termes, les contraintes que font peser la culture et le langage sur la production de la signification et de la connaissance biologiques.

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