samedi 3 février 2007

La partie 1 de mon mémoire, sans tableaux très clairs.

Chapitre I : Insécurité et délinquance, l’état des savoirs.

I) Les mutations de l’insécurité.

A) L’insécurité et les transformations structurelles de la société.


L’objectif poursuivi dans ce chapitre relatif à l’insécurité n’est pas de dessiner la totalité de son évolution au cours de l’histoire. Nous nous intéresserons seulement à ses traits les plus significatifs dans la France moderne. Au sein des sociétés européennes, dès la Renaissance, s’élabore le processus, mis à jour par N. Elias, de « civilisation des mœurs » . Avec l’apparition et l’extension d’une sphère privée apparaît une accentuation de l’autonomie individuelle. De fait, pour Elias, « (…) la réduction de la violence interpersonnelle est la conséquence d’un processus historique de maîtrise de l’affectivité dans les Etats disposant d’institutions stables ». Il en va de même au XXème siècle où la sphère de la vie privée, grâce à la distance qu’elle opère avec le travail, devient prégnante : « Or, au début du siècle, près des deux tiers des Français et à coup sûr plus de la moitié travaillaient chez eux. A la fin du siècle, au contraire, presque tous les Français travaillent hors de chez eux. C’est une transformation décisive ». Par conséquent, la dissociation entre le lieu de travail et la famille est capitale et la revendication de la vie privée ne peut aller sans la séparation du magasin et du domicile.

L’autre évolution importante concerne l’autonomisation de l’individu qui fait que « La vie privée de la famille se dédouble en quelque sorte : à l’intérieur de la vie privée de la famille s’érige désormais une vie privée individuelle ». L’évolution des logements après les années 1950, en ce qui concerne leur taille et leurs nouvelles fonctionnalités, permet à l’individu de s’affirmer plus aisément en se soustrayant à l’influence familiale, encore très forte avant la Seconde Guerre mondiale. Le sentiment d’insécurité n’existe pas vraiment durant cette période même si la place de plus en plus grande accordée à l’individu, à son épanouissement et à ses libertés n’est sûrement pas étrangère au phénomène.
On observe d’ailleurs que « (…) pendant le quart de siècle qui avait suivi la fin de la Seconde Guerre mondiale, la reconstruction, la décolonisation, l’entrée dans la société de consommation, les luttes sociales qui l’accompagnaient (…) avaient saturé successivement le débat public et les préoccupations sociales sans laisser guère de place pour l’agression ou le vol ». de ce fait, l’insécurité du XIXème siècle, par exemple, n’a rien à voir avec celle de la fin du XXème siècle. La première était principalement provoquée par les prolétaires qui « (…) n’étaient pas inscrits dans les formes stables de l’emploi (…), ils vivaient dans la précarité permanente du travail et de l’habitat, conditions peu propices pour nouer des relations familiales stables et développer des mœurs respectables ».

Aujourd’hui, l’insécurité ne se résume plus à une simple opposition entre les tenants des « bonnes mœurs » (classe bourgeoise industrielle) et les classes travailleuses et dangereuses. Le débat s’est complexifié. Désormais, ce qui frappe, c’est « (…) la criminalité (…) qui atteint directement l’individu ». L’évolution de l’insécurité accompagne évidemment les transformations de la société. Si l’on observe le vol, on constate une véritable explosion de ce phénomène à partir des années 1950.

Evolution des taux de vol et d’agression en France .

1950 1974 1998
Taux de vol pour
10 000 habitants 50 225 440
Taux d’affaires contre les personnes 15 20 50
Source : Robert (1999), actualisé

Comparativement aux vols, qui connaissent une augmentation de 780% entre 1950 et 1998, les actes de délinquance commis contre les personnes font à peine plus que tripler. Cette intensification des vols va de pair avec l’entrée dans la consommation à la fin des années 1960.

L’explication en est simple. La majorité des objets volés (voitures, télévision, téléphones portables, etc) « (…) n’existaient tout simplement pas quelques décennies auparavant (…). En peu d’années, voilà qu’ils se sont propagés à travers toute la société ». Ces vols peuvent être perpétrés pour deux grandes raisons : d’une part, un attrait instrumental et symbolique qui transforme l’objet dérobé en vecteur de prestige social ; d’autre part, l’intérêt à la revente qui fait de l’objet volé un moyen comme un autre de se procurer de l’argent. D’autres raisons se combinent pour expliquer cette recrudescence des vols. P. Robert, pour sa part, invoque des « règles sociales moins contraignantes » ainsi qu’ « un affaissement des surveillances privées et publiques ». Mais là n’est pas le propos de cette partie.

La principale transformation de la délinquance et de l’insécurité voit le jour à mesure que la discipline industrielle disparaît. Parlant des incivilités et de la délinquance, H. Lagrange signale que « Ces menaces ne mettent plus en jeu des collectifs ou seulement indirectement à travers des questions existentielles ou culturelles plus que sociales. Elles ne témoignent pas d’un conflit social au sens traditionnel, mais de la disparition du conflit ouvrier et de la cohésion de sa force de vertébration de la société ». Il convient donc, à la suite de ce constat, de parler d’implosion sociale plutôt que d’explosion. Avec cette baisse de la cohésion sociale, la transformation de la criminalité est radicale puisque « La violence physique sans but acquisitif a vu sa place régresser, la branche ascendante du crime est propulsée vers le haut par un ensemble hétéroclite d’atteintes aux biens ». La société de consommation voit donc les atteintes aux personnes se réduire tandis que les atteintes aux biens explosent. Dans le même temps, la délinquance juvénile évolue. En effet, « (…) à partir du milieu des années soixante-dix, la conjugaison du chômage de masse, de la concentration spatiale des familles ouvrières les plus fragilisées, dont celles d’origine étrangère, et de la disparition des médiations politiques va donner progressivement à la délinquance juvénile une nouvelles dimension émeutière ».

Mais, ce changement qualitatif de la criminalité n’est qu’un des nombreux aspects du bouleversement que connaît la société française, à tel point qu’un auteur parle de « Seconde Révolution française » . Parallèlement à l’explosion démographique (incarné par le baby-boom et l’arrivée massive de travailleurs étrangers), la France connaît des chamboulements sociaux, économiques, culturelles et religieux . Avec l’expansion rapide des grandes surfaces dès 1965, la société de consommation apparaît dans toute sa splendeur. A ses côtés, l’apparition d’un nouvel hédonisme entraîne la naissance d’une ère de loisirs. C’est ainsi qu’ « Entre 1960 et 1992, le temps global de travail d’un salarié moyen français a été divisé par deux. Simultanément, nombre de femmes ont pris un emploi hors de leur foyer : passant de 30% de la population active à 46,4% en 1992 ». Si le début du siècle partage les classes sociales entre les trois groupes que sont les prolétaires, les paysans et les bourgeois, la seconde moitié du XXème siècle voit l’essor d’une classe moyenne, placée au centre de la société. Pour remplacer une vision peut-être trop réductrice de la société, H. Mendras compare notre société à « (…) un ciel où les étoiles s’organisent en constellations diverses, plus ou moins cristallisées ». Dans cette conception, la classe moyenne laisse la place à une « constellation centrale », plus à même de traduire la réalité mouvante de la société et du « (…) corps social qui n’est plus parcouru par un courant hiérarchique mais fragmenté en un grand nombre de groupes différenciés ».

Le passage d’une société monolithique (sans grande possibilité d’ascension sociale) à une société comprenant une multitude de groupes différenciés s’accompagne d’une « désacralisation des grandes institutions », pour reprendre l’expression d’H. Mendras. La représentation du monde militaire, par exemple, a changé. D’une part, « Le peuple ne s’imagine plus être appelé aux armes pour se porter aux frontières » : l’armée est donc nécessaire mais lointaine, d’où sa spécialisation. D’autre part, avec la disparition de guerres impliquant l’intégralité de la nation, du moins en Occident, « Le soldat d’aujourd’hui vit donc une insupportable contradiction entre sa condition de fonctionnaire, cadre parmi les cadres au sein de la classe moyenne, et son idéal de baroudeur ».

Dans le même temps, l’Eglise a perdu une grande part de son influence qui « (…) s’explique en grande partie par la disparition de la paysannerie ». Sa légitimité, autrefois reconnue dans les domaines politique, économique, social et culturel, a fortement diminué mais elle peut aider, par intermittences, à défendre l’individu contre l’Etat, comme ce fut le cas lors de la défense de l’école libre en France en 1984, avec le cardinal Lustiger . Aujourd’hui, les individus n’héritent plus aussi rigoureusement d’identités religieuses. En même temps que l’individu s’affirme, il cherche des structures de crédibilité à l’intérieur d’un groupe. De fait, ce qui compte désormais n’est pas tant le respect de dogme qu’une reconstruction identitaire par le truchement d’un marché de biens symboliques. Les personnes prennent donc ce qui les intéresse sur ce marché en recourant au « bricolage » et en revendiquant l’éclectisme de leurs croyances. Les différentes orientations de ces groupes ne changent en rien l’essence de la religion ou de la collectivité qui l’incarne puisque « Les individus qui la composent se sentent liés les uns aux autres, par cela qu’ils ont une foi commune ». C’est en partie pour cette raison que l’on observe actuellement une certaine forme de recommunautarisation.

Dernier point que nous allons aborder, l’incroyable explosion culturelle qui caractérise la France à partir des années 60. Outre l’équipement systématique des ménages en télévision et autres équipements ménagers, les dépenses allouées par l’Etat à la culture sont passées de 3 milliards de francs en 1980 à 13,4 milliards en 1994 . Si l’on se base sur les enquêtes des pratiques culturelles des Français (ayant eu lieu en 1973, 1981, 1989, 1997), 77% des personnes interrogées regardent la télévision tous les jours, 25% écoutent de la musique tous les jours et seulement 24% n’ont pas fréquenté d’équipements culturels (bibliothèque, cinéma, lieux d’exposition, de patrimoine, de spectacle) les douze derniers mois.

Les pratiques sportives connaissent également une explosion puisque de 5 527 000 licences sportives en 1970, on passe à 12 237 000 en 1990 . Evidemment, ces pratiques, loin d’être uniformes, varient considérablement selon la catégorie sociale, l’âge et le diplôme retenus. Il convient aussi de nuancer ces sondages : si les Français lisent de plus en plus, il existe un clivage entre une majorité de lecteurs occasionnels (un livre par an) et une minorité dont le rythme peut être plus élevé (plus de 50 livres par an). Cette disparité est d’ailleurs de mise dans tous les domaines culturels. Pourtant, malgré le déterminisme que l’on pourrait supposer, et s’il est vrai que l’influence du diplôme et de la catégorie sociale est loin d’être négligeable, les études les plus récentes tendant à assouplir ce constat. Une monographie récente signale la porosité des frontières qui sont actuellement de rigueur entre les catégories sociales. En d’autres termes, cela signifie que le foot et la lecture d’Husserl ne sont pas incompatibles. L’incroyable diversité culturelle permet à chacun de s’affirmer différemment, en traversant à loisir des frontières de plus en plus perméables. Et l’on pourrait écrire, à la suite de Danilo Martuccelli que la culture, à la manière de l’identité, repose sur une certaine labilité qui, bien que « Fluctuante et diverse, (…) est également ce qui permet, par-delà les changements, d’assurer le maintien d’une continuité ».

Nous venons donc, dans ces paragraphes, de survoler au mieux quelques points concernant la transformation de la société française au XXème siècle. Le but n’était pas ici de dresser un tableau complet de toutes les évolutions, mais plutôt de sélectionner, au travers d’un choix forcément arbitraire, quelques traits probants de cette transformation. Ces exemples s’inscrivent au sein d’un ensemble qui aboutit finalement à la consécration de l’individualisme qui modifie largement le rapport à l’insécurité et à la délinquance. Nous allons maintenant aborder plusieurs travaux portant plus précisément sur ces thèmes.

B) Comment étudier l’insécurité et la délinquance ?

La délinquance et l’insécurité font l’objet de nombreux ouvrages. A ce titre, il convient de distinguer la sécurité de l’insécurité. Aux revendications de sécurité économique des années 1960 succède l’insécurité associée au crime, des années 1980 . Ainsi, il existe une différence entre ces deux problèmes sécuritaires même s’ils apparaissent inextricablement liés. Chez R. Castel, ce problème prend la forme d’une insécurité sociale. Selon ce dernier, « (…) on commence à réaliser que ce qui se joue à travers la mutation du capitalisme qui a commencé à produire ses effets au début des années 1970, c’est fondamentalement une mise en mobilité généralisée des relations de travail, des carrières professionnelles et des protections attachées au statut de l’emploi. Dynamique profonde qui est, simultanément, de décollectivisation, de réindividualisation et d’insécurisation ». Cette insécurité sociale provoque un cercle vicieux. On verra, dans la partie suivante, que les personnes qui redoutent le plus d’être la victime d’agressions, sont celles dont le niveau d’études est le plus bas. En étant exclus de la mobilité, en se sentant désarmés face au chômage et à la déqualification de masse, les milieux populaires considèrent qu’ils sont des laissés-pour-compte. Aussi, « Si l’on peut parler d’une remontée de l’insécurité aujourd’hui, c’est dans une large mesure parce qu’il existe des franges de la population désormais convaincues qu’elles sont laissées sur le bord du chemin, impuissantes à maîtriser leur avenir dans un monde de plus en plus changeant ». Se sentant hors-jeu, ces milieux populaires désignent des boucs émissaires qui sont la cause de leur déréliction. Ces derniers sont d’ailleurs tout trouvés : ce sont les immigrés ou les individus d’origine étrangère. Cette réaction ne doit pas surprendre parce que ces catégories populaires ont le sentiment d’être menacés pour leur emploi et, conséquemment, pour leur avenir. La peur de ce qui peut advenir s’ancre dans une certaine forme de xénophobie. Selon R. Castel, la surprise électorale d’avril 2002, qui fit passer J.-M. Le Pen au deuxième tour des présidentielles, est « (…) largement le fait de ces catégories populaires autrefois électoralement et socialement ancrées à gauche ».

D’un point de vue sociologique, cette réaction est « (…) entretenue par un sentiment d’abandon et par le ressentiment à l’égard d’autres groupes et de leurs représentants politiques qui tirent les bénéfices du changement en se désintéressant du sort des perdants ». La peur de l’autre naît au sein d’un continuum qui va l’exclusion sociale à la crainte d’une certaine frange de la population, précisément localisée. La fixation, souvent abusive, des médias et des politiques sur les banlieues ne laissent pas de surprendre. Ces quartiers « (…) cumulent les principaux facteurs d’insécurisation : forts taux de chômage (…), habitat dégradé, urbanisme sans âme, promiscuité entre groupes d’origine ethnique différente (…), fréquence des incivilités (…) ». Comme le remarque R. Castel, « L’insécurité sociale et l’insécurité civile se recoupent ici et s’entretiennent l’une l’autre ». Nous nous rangeons à son avis quand il déclare, par la suite, que « La mise ne scène de la situation des banlieues comme abcès de fixation de l’insécurité à laquelle collaborent le pouvoir politique, les médias et une large part de l’opinion, c’est en quelque sorte le retour des classes dangereuses, c’est-à-dire la cristallisation sur des groupes particuliers, situés aux marges, de tout ce qu’une société porte de menaces ». Cette fixation sur ces individus, principalement sur les jeunes, renvoie à ce qui se passait au début des années 1960 avec les « blousons noirs ». Déjà, à l’époque (qui voit naître la société de consommation et l’expansion de sa principale incarnation : l’automobile), moult vols et dégradations inquiètent la société française d’alors. Le parallèle entre ces jeunes et ceux d’aujourd’hui n’est pas fortuit puisque « (…) les infractions que l’on reproche à ces bandes ressemblent étrangement à notre actualité (…). On ne comprend pas pourquoi ces jeunes cassent, brûlent, saccagent (…). Leur violence collective et sa dimension territoriale surprend également par sa « violence explosive » et son caractère que l’on croit « immotivé » (…) ». Cette résonance actuelle ne manque pas d’étonner, d’autant plus que les causes de ces actes sont relativement similaires, prenant leur appui sur l’inégale répartition des richesses que la société peut offrir. Mais ce n’est pas seule raison qui pousse ces jeunes à commettre des délits. La relégation dans certains quartiers, l’impossibilité d’accéder à un premier emploi, le sentiment d’exclusion, l’impression de stagnation alors que la société se transforme concourent à tisser un réseau dans lequel se mêlent inexorablement l’insécurité sociale et l’insécurité civile.

Que nous prenions en considération les problèmes actuels ou les problèmes des années 1960, les mêmes causes produiront des effets semblables. C’est donc l’Etat qui se trouve confronté à un problème complexe qui se situe à la jonction de l’espace social et du domaine civil. Si les gouvernants veulent résoudre l’intégralité du problème, ils ne peuvent éluder l’une des dimensions au profit de l’autre. De ce fait, « Un Etat purement sécuritaire se condamne ainsi à creuser une contradiction entre l’exercice d’une autorité sans faille en restaurant la figure de l’Etat gendarme pour assurer la sécurité civile, et un laxisme face aux conséquences d’un libéralisme économique qui alimente l’insécurité sociale. Une telle réponse ne pourrait être viable que si sécurité civile et sécurité sociale constituaient deux sphères étanches, ce qui n’est évidemment pas le cas ». Constituant d’un problème plus global, l’insécurité civile s’est muée ces dernières années en sentiment d’insécurité. H. Lagrange trace l’évolution de ce sentiment : « Suscité à la fin des années 1980 par la multiplication de la délinquance prédatrice, il est d’abord le fait des populations peu exposées ; Puis, avec l’explosion des incivilités, il se déplace dans les centres urbains, mais touche encore en priorité la fraction la plus âgée et la moins exposée de la population (…). Dans la phase actuelle (…). L’inquiétude gagne les gens plus jeunes habitant les zones où la violence interpersonnelle est forte. Il y a une élévation simultanée des atteintes extérieures et des violences qu’on s’inflige à soi-même ». Intrinsèquement, ce sentiment d’insécurité est difficilement quantifiable. Tous les chercheurs travaillant dessus partagent le même avis sur la distinction qu’il faut opérer entre les deux facettes de ce sentiment : la préoccupation et la peur. Celle-ci « (…) est liée à un bagage (éducatif et professionnel) pauvre et à des attitudes rigides qui évoluent difficilement » alors que celle-là « (…) dépend beaucoup plus directement du risque encouru, surtout du risque d’agression ». Sébastian Roché définit ce sentiment comme« (…) un processus de mise en ordre du monde. Comme sentiment personnel, il correspond à un malaise qui se donne à voir et exprime l’ordre perdu, la désorientation ; comme objet des actions institutionnelles, il correspond à un mal à résorber, à une mise en ordre à effectuer ». Politiquement, ce sentiment apparaît dans le rapport Peyrefitte (1977) qui le fait entrer « (…) dans le champ de compétence des gouvernants ».

Ce rapport démontre que ce sentiment est une menace pour l’Etat qui risque de perdre le « (…) monopole de la violence légitime ». Toujours selon ce rapport, les grandes causes du mal se situent dans les villes et dans le processus d’urbanisation. Ces deux causes provoqueraient la déliquescence des rapports sociaux ; la rupture des liens naturels et la dissolution de la communauté . De plus, en important les modèles éthologiques alors en vogue dans les recherches américaines sur le crime, ce rapport semble oublier toute référence sociologique : « (…) l’individu est toujours pensé nu face aux influences, en l’occurrence aux médias ». Cette impuissance face aux médias a été infirmée depuis, laissant la place à des paradigmes dans lesquels l’individu est considéré comme réactif. Si l’on ne peut nier une quelconque influence sur le sentiment d’insécurité, notamment à cause d’une déformation de la réalité et d’une insistance sur certains faits, il ne faut pas oublier que « (…) la médiatisation a contribué à « construire » le phénomène, à le ritualiser (depuis 1995, les mêmes faits se reproduisent à Strasbourg, chaque fin d’année) et à le propager (ils sont apparus à l’identique dans d’autres villes) ». Les médias et les politiques déforment donc un phénomène qu’ils simplifient à l’extrême, en stigmatisant certains individus ou quartiers et en adaptant la réalité du problème à ce qu’ils veulent montrer ou prouver. Les objectifs politiques ou médiatiques cadrent souvent mal avec un problème qu’ils ne peuvent saisir dans toute sa complexité, faute d’investigations sérieuses.

A cette altération de la réalité vient également s’ajouter l’expertise des nouveaux marchands de sécurité. En prenant l’exemple de X. Raufer et d’A. Bauer, « experts » en sécurité, L. Mucchielli démontre habilement tous les pans de cette nouvelle expertise. Souvent invités par les médias, ces soi-disant universitaires peinent à cacher leurs véritables opinions. Outre des fonctions universitaires opaques ainsi qu’un réseau d’influence important , A. Bauer dirige AB Associates, entreprise spécialisée dans le conseil en sécurité. Les deux hommes en viennent à œuvrer ensemble pour prouver, au moyen d’une phraséologie souvent alarmiste, l’existence d’un ennemi au sein même de la nation.

Pour lutter contre celui-ci, il faudrait, d’une part, multiplier les cours de sécurité dans les universités et les écoles de fonctionnaires et, d’autre part, ne plus laisser seulement à l’Etat le marché de la sécurité qui doit s’ouvrir massivement aux expertises privées. A. Bauer, légitimant ses dires par ses fonctions universitaires, ne fait qu’ « (…) attiser la peur d’une main pour mieux vendre l’expertise de l’autre ». On pressent d’ici le danger puisque la plupart des experts en sécurité, qui se définissent eux-mêmes comme tels, sont des entrepreneurs qui ne font qu’adapter la réalité pour mieux promouvoir leur expertise.

Au terme de cette partie, l’insécurité apparaît comme un problème très complexe, impossible à aborder d’un seul tenant. Evoluant en même temps que la société, la délinquance et l’insécurité se sont transformées avec l’entrée dans la société de consommation qui favorisa l’explosion des vols alors que les atteintes aux personnes restaient relativement stables. D’autre part, l’autonomisation poussée de l’espace privé a produit un hiatus avec l’espace public : « La dispersion des activités ordinaires à l’extérieur des domiciles et des familles accroît ainsi les opportunités et génère des taux de délinquance plus importants ». La montée de l’individualisme n’a pu se départir de nouveaux risques qui favorisent inévitablement les atteintes individuelles. Par ailleurs, il ne faut pas oublier le lien qui existe entre l’insécurité sociale et l’insécurité civile parce que « Les Français qui ressentent le plus vivement un sentiment d’insécurité ne sont pas seulement les chômeurs, mais tous ceux qui sont le plus sensibles à la fragilisation du modèle de société (l’Etat-providence et la société salariale de plein emploi) et à l’incertitude qui atteint son processus de reproduction et finalement sa persistance ». La conjonction de ces phénomènes fait de l’insécurité un domaine difficile à résumer . Ici, encore, il ne s’agissait pas de traiter entièrement d’une question qui nourrit de nombreuses thèses. Toutefois, ce manque d’exhaustivité permet d’aborder plus rapidement les multiples facettes de l’insécurité. Aussi, nous allons désormais nous intéresser aux représentations concrètes du sentiment d’insécurité chez les Français à travers les résultats d’enquêtes récentes.


II) L’insécurité dans la société française actuelle.

A) Le sentiment d’insécurité chez les Français.

Les aspects théoriques concernant la question de l’insécurité ne sont pas les seuls. Pour disposer d’une vue plus large du phénomène, nous allons à présent aborder les opinions des Français par l’intermédiaire de trois sondages réalisés en 1996 . Revenons quelques instants sur la méthodologie de ces trois enquêtes. Le premier sondage a été réalisé entre décembre 1995 et janvier 1996 par le CREDOC et a concerné 2007 personnes de 18 ans et plus : il s’intéressait au sentiment d’insécurité et à l’image des forces de l’ordre. Le deuxième (ICVS), prenant la forme d’une enquête téléphonique, s’est déroulé entre février et mars 1996 auprès de 1003 personnes de 15 ans et plus . Le dernier (Eurobaromètre) est la partie française d’une enquête européenne périodique sur les problèmes de la sécurité. Les réponses ont été recueillies en mars 1996 auprès d’un échantillon de 1001 personnes de 15 ans et plus . Par ailleurs, les auteurs de ces études se sont volontairement limités à l’analyse de l’insécurité en France. Cette partie ne sera donc pas le lieu d’une comparaison internationale. Enfin, les auteurs signalent que « L’analyse des différences d’opinion entre les répondants se fondera (…) sur la comparaison des réponses de groupes d’individus distingués par exemple selon le sexe, l’âge, le niveau d’instruction, ou encore les délits dont ils déclarent avoir été victime ».

Parmi les crimes ou délits dont les personnes interrogées déclarent avoir été victimes, ce sont les vols dans et sur la voiture qui comptent le plus grand nombre de réponses (respectivement 23,7% et 25%). Les vols avec et sans violence représentent pour leur part un peu plus de 17% (13,4% pour les seconds et 4% pour les premiers). En règle générale, et quelle que soit l’enquête retenue, le taux global de victimation déclarée à l’enquête est toujours plus élevé chez les hommes que chez les femmes, comme le montre le tableau suivant.

Taux de victimation global selon le sexe .

Hommes Femmes Ensemble
ICVS (un an) 26,6% 24,1% 25,3%
ICVS (cinq ans) 61,9% 56,5% 59,2%
CREDOC (un an) 13,8% 12,8% 13,3%
Eurobaromètre (deux ans) 19,4% 16,4% 17,9%
Source : Grémy (1997)

D’autre part, le taux de victimation a tendance à décroître avec l’âge et reste plus élevé dans les grandes villes. Selon l’enquête du CREDOC, les jeunes sont deux à trois fois plus souvent victimes que les personnes âgées (39% des 18 à 34 ans contre 16% des plus de 50 ans). Selon l’enquête ICVS, le taux de victimation est de 20% pour les villes de moins de 10 000 habitants et passe à 40% pour les villes de plus de un million d’habitants.

Passons désormais au cœur de notre partie : le sentiment d’insécurité . Selon les études qui le mesurent, ce sentiment « (…) ne peut naître que dans des situations où celui qui l’éprouve non seulement perçoit chez l’autre une intention de lui nuire et ressent un certain sentiment d’impuissance devant cette intention, mais encore est persuadé que l’autre n’est pas prêt à respecter les règles généralement admises de la vie en société ». Cette définition se rapproche de celle qui a été donnée par Richard Sennett qui voit dans l’incivilité « (…) le fait de peser sur les autres de tout le poids de sa personnalité ». En somme, l’incivilité ou l’insécurité commence dès que la liberté d’autrui empiète sur la sienne. La vulnérabilité ressentie à l’égard d’un risque ou d’une nuisance est renforcée par l’indifférence d’autrui et l’isolement. Comme le remarque justement J.-P. Grémy, « Il n’est donc pas étonnant que les personnes qui expriment le plus fréquemment un sentiment d’insécurité soient celles qui se considèrent comme les plus vulnérables : femmes, personnes âgées, ménages de revenus modestes, personnes isolées ». Insécurité sociale et sentiment d’insécurité vont donc de pair.

L’approche des trois enquêtes diffère puisque les questions posées ne sont pas les mêmes. Pour le CREDOC, les résultats sont les suivants :

Principales préoccupations des Français .

« Parmi les sujets suivants, quels sont les deux qui vous préoccupent le plus ? » Cité en premier Total des citations en premier ou en second
Le chômage 37,9% 52,6%
Les maladies graves 16,7% 28,9%
La pauvreté en France 10,3% 25,2%
La drogue 9,5% 23,1%
La pauvreté dans le monde 7,8% 17,7%
La violence et l’insécurité 6,2% 18,1%
L’immigration 4,8% 13,2%
La dégradation de l’environnement 2,6% 8,1%
Les conflits sociaux 2,2% 6,6%
Les tensions internationales 1,4% 4,4%
L’Europe 0,5% 1,9%
Base : 100% = 2007 2007
Source : CREDOC (1995-1996)

Ainsi, moins de 20% des Français considèrent l’insécurité comme l’une de leurs préoccupations majeures. Le chômage recueille la majorité des suffrages (52,6%) alors que la violence et l’insécurité ne représentent que 18% des réponses.

Niveau du sentiment d’insécurité dans la vie quotidienne .

« Dans votre vie quotidienne, vous sentez-vous en sécurité ? »
Tout à fait en sécurité 35%
Assez en sécurité 49,3%
Peu en sécurité 12,3%
Pas du tout en sécurité 3,4%
Base : 100% = 2007
Source : CREDOC (1995-1996)

Près de 85% des personnes interrogées déclarent se sentir en sécurité. Dans l’enquête de l’ICVS, la même question est posée mais elle s’attache au niveau d’insécurité pendant la nuit. Les réponses varient peu puisque 80% des personnes interrogées déclarent se sentir en sécurité. Dans l’enquête Eurobaromètre, on demande les craintes liées à la possibilité d’être la victime d’incidents (vols, violences, menaces, cambriolages) dans un futur proche. Les résultats diffèrent quelque peu : 40% des individus interrogés s’inquiètent au minimum un peu d’être la victime d’un incident. Comme l’on pouvait s’y attendre, le sentiment d’insécurité est d’autant plus élevé dans les grandes villes et dans les appartements plutôt que dans les villages et les pavillons : « (…) c’est donc dans les régions les plus fortement urbanisées que le sentiment d’insécurité est le plus fort ». Par exemple, dans l’enquête du CREDOC, les individus interrogés vivant dans des villes de plus de 100 000 habitants (sauf Paris qui obtient les taux les plus faibles en raison des moyens de police beaucoup plus développés que lui confère son statut de capitale) sont 22% à se sentir peu ou pas en sécurité tandis que les habitants des villes de moins de 20 000 habitants sont à peine 10% dans le même cas. La distinction entre les différentes régions recoupent ces résultats puisque les trois régions (Ouest, Sud-Ouest, bassin parisien) où le sentiment d’insécurité est le plus faible sont celles « (...) qui ont les fort taux de répondants vivant dans des villes de moins de 20 000 habitants ».

Le fait d’avoir déjà été victime d’un crime ou d’un délit augmente le sentiment d’insécurité. Ainsi, « Selon le CREDOC, la proportion de personnes qui ne sentent pas en sécurité dans leur vie quotidienne passe de 14,3% pour celles qui n’ont pas été victimes de vols ou de violences au cours des douze mois précédant l’enquête, à 24,9% pour celles qui en ont été victimes ». En toute logique, plus l’on a été victime, plus le sentiment d’insécurité augmente : « (…) la proportion de personnes qui déclarent ne pas se sentir en sécurité est beaucoup plus élevée chez celles qui ont subi plus de quatre victimations (50,7%) que chez les autres victimes (entre 18,1% et 22,7%) ».

Dès que l’on interroge les personnes sur ce qui nourrit le sentiment d’insécurité (en examinant les relations entre ce sentiment et les délits dont les personnes interrogées disent avoir été victimes), on se rend compte que « (…) ce sont bien les petits vols sans violence (vols à la tire, vols dans les vestiaires) et les violences sans prédation (ainsi que leurs prémices : injures ou menaces) qui ont la plus forte influence sur le sentiment d’insécurité ».
Ainsi, selon l’enquête ICVS, les personnes victimes de vandalisme sur la voiture sont 26% à se sentir peu ou pas en sécurité contre 24% des victimes de vols de voitures. De même, la peur d’être à nouveau victime d’un délit varie selon la nature du délit concerné. La crainte est très forte pour les violences, les injures et les menaces (25,7% des individus interrogés déjà victimes de ce type de délits sont très inquiets à l’idée d’en être à nouveau la victime) ; elle l’est beaucoup moins pour les vols sans violence (9,4% des individus déjà victimes) et les vols avec violence (14,2%).

Par la suite, le rapport met lumière les influences prépondérantes du sexe et du niveau d’instruction sur le sentiment d’insécurité. Les résultats de l’enquête du CREDOC illustrent cette différenciation entre les hommes et les femmes, comme le résume le tableau à la page suivante.

Sentiment d’insécurité, selon le sexe .

« Dans votre vie quotidienne, vous sentez-vous en sécurité ? » Hommes Femmes Ensemble
Tout à fait en sécurité 40,2% 30,4% 35%
Assez en sécurité 47,5% 50,9% 49,3%
Peu en sécurité 9,9% 14,4% 12,3%
Pas du tout en sécurité 2,4% 4,3% 3,4%
Base : 100% = 950 1057 2007
Source : CREDOC (1995-1996)

Les femmes interrogées sont 30% à se sentir tout à fait en sécurité contre 40% des hommes. Par ailleurs, elles sont environ 19% à ne pas sentir en sécurité, contre 12% des hommes. De même, quand on les interroge sur leur crainte d’être victime de vol ou de violences (enquête Eurobaromètre), « (…) les femmes sont 46,8% à déclarer redouter d’être victime, dans un futur proche (…) contre 33,2% des hommes ». Les hommes sont donc plus souvent victimes alors que les femmes sont les plus nombreuses à avoir peur de l’être.

Concernant le retentissement de la victimation sur le sentiment d’insécurité, le taux des personnes qui se sentent en insécurité dans la vie quotidienne « (…) passe, chez les hommes, de 11,1% pour les non-victimes à 20,4% pour ceux qui, au cours des douze derniers mois ont été victime de vols ou de violences ; chez les femmes, ce même taux passe de 17,1% à 29,2% ». En règle générale, les femmes craignent plus que les hommes d’être la proie d’agressions diverses.

A présent, intéressons-nous à un autre facteur : l’âge. Les enquêtes antérieures avaient mis en évidence le fait que, plus les répondants étaient âgés, plus ceux-ci étaient nombreux à se sentir en insécurité. En revanche, les trois enquêtes qui nous occupent, plus récentes, dévoilent une uniformisation des résultats qui varient peu, quel que soit l’âge retenu : « (…) le taux de répondants qui disent ne pas se sentir en sécurité oscille entre 14% et 17% ». L’influence de l’âge s’observe chez les plus de 65 ans (57%) qui craignent plus souvent que les moins de 65 ans (37%) d’être victime de vol ou de violences.

Dernier facteur susceptible d’avoir une influence, le niveau d’instruction générale atténue généralement le sentiment d’insécurité. Ainsi, selon l’enquête du CREDOC, « (…) les personnes qui disent se sentir tout à fait en sécurité dans la vie quotidienne représentent seulement 30,6% de ceux dont le niveau d’instruction ne dépasse pas le niveau du certificat d’études primaires, alors qu’elles représentent 41,3% de ceux ayant un niveau au moins égal au baccalauréat. Les taux de ceux qui se déclarent peu ou pas du tout en sécurité évoluent naturellement en sens inverse, passant de 21,3% à 8,7% ». De la même façon, si l’on suit les résultats de l’enquête Eurobaromètre, ils sont 46,2% à craindre d’être victime de vol ou de violences dans un futur proche parmi ceux qui ont arrêté leurs études à 14 ans alors que ceux qui ont poursuivi leurs études ne sont que 38% dans le même cas. Il en va de même pour la victimation qui est influencée par le niveau d’instruction. Même si les victimes ressentent toujours plus fortement l’insécurité que les non-victimes, les individus interrogés ayant un niveau supérieur ou égal au bac sont 84% à déclarer se sentir en sécurité contre 52% des individus ayant un niveau inférieur ou égal au CEP. Ce rapport continue en évoquant les relations de la police et de la gendarmerie avec la population et les remèdes de l’insécurité. Nous ferons l’économie de traiter ces parties qui ne sont pas d’un grand intérêt pour l’objectif que nous nous étions fixé, c’est-à-dire l’étude du sentiment d’insécurité. En résumé, ces trois enquêtes affinent ce que l’on pouvait présupposer. Le niveau moyen du sentiment d’insécurité des Français est relativement faible.

Il sera d’autant plus fort que l’individu aura déjà été agressé. La victimation influe, assez logiquement, sur la crainte d’être à nouveau l’objet d’actes de délinquance. D’autre part, ce sont les risques les moins graves qui nourrissent principalement ce sentiment. Les injures et les petites agressions ont une bien plus grande influence que les vols ou les agressions violentes. Cela peut s’expliquer par la rareté des secondes. Par conséquent, on aura moins peur d’actes qui ont peu de chances de se produire. Pour résorber ces phénomènes, les personnes interrogées ont une entière confiance dans la police et la gendarmerie, qui incarnent selon elles, des modèles efficaces de la gestion de la délinquance.

Pour actualiser les résultats précédents, qui datent tout de même d’une dizaine d’années, nous allons les comparer à une autre enquête conduite par L’Insee . Celle-ci s’attache moins au sentiment d’insécurité stricto-sensu qu’à l’appréciation globale de l’environnement (sonore, urbain, etc). Cette étude, qui a permis d’interroger 2154 personnes âgées de quinze ans et plus, s’arrête à l’année 2004. Voyons le premier tableau

Types d’agressions subies par les personnes selon le sexe sur l’ensemble de la période 2000-2004.

Injures Menaces verbales ou physiques Agressions physiques (coups, blessures) Bagarre entre plusieurs personnes
Hommes 70% 72% 45% 20%
Femmes 71% 60% 29% 8%
Source : Insee, enquête permanente sur les conditions de vie des ménages de janvier (données empilées sur l’ensemble de la période 2000-2004)

La lecture de ce tableau ne fait que confirmer les résultats antérieurs qui soulignaient l’influence des violences sans prédation sur le sentiment d’insécurité. Quel que soit le sexe, les injures ou les menaces constituent les actes les plus fréquents chez les individus victimes d’agressions (plus de 60% des personnes interrogées). Ces actes sont les plus nombreux, malgré l’importance des agressions physiques surtout chez les hommes (45%), et il n’est donc pas étonnant d’observer l’effet qu’ils exercent sur le sentiment d’insécurité.
L’explosion des vols durant la deuxième moitié du 20ème siècle s’est peu à peu stoppée tandis que les agressions, dans les dix dernières années, ont largement augmenté, comme le prouve ce tableau.

Evaluation des vols et des agressions subies par les personnes au cours des deux années précédant l’enquête .

1997 1998 2000 2001 2002 2003 2004
Vols (en milliers) 3074 2790 2724 2689 3173 3416 2998
Agressions (en milliers) 4003 4503 5464 5758 6231 5771 5577
Source : Insee, enquête permanente sur les conditions de vie des ménages de janvier

On le voit, les vols ont tendance à stagner entre 1997 et 2004 (- 2,5%) et les agressions subissent une forte hausse (+ 40%). Cette augmentation des agressions pourrait expliquer l’importance que revêt le sentiment d’insécurité actuellement. Toutefois, si l’argument est séduisant, la prudence reste de mise car ce phénomène ne pourrait résulter que d’une hausse des déclarations d’agressions. Autrement dit, le nombre d’agressions enregistrées dépend de la volonté des individus agressés de le signaler. Autre facteur qui a son importance, l’âge influe assez peu sur le sentiment d’insécurité. Nous avons pu l’observer : ce sentiment varie peu en fonction de l’âge, sauf chez les plus de 65 ans qui craignent plus fortement d’être victimes de vols ou d’agressions. Cette enquête démontre que les jeunes sont les plus souvent victimes d’agressions, contrairement aux personnes âgées.

1997 1998 2000 2001 2002 2003 2004
15-29 ans 10% 11% 11,3% 11,5% 11,6% 10,9% 10,5%
30-39 ans 5,4% 6,4% 7,2% 7,7% 8,8% 9% 7,6%
40-49 ans 4,5% 5,2% 7,1% 7% 7% 5,8% 7%
50-59 ans 3,7% 5,4% 7% 5,8% 6,7% 6,4% 5,8%
60-69 ans 2,5% 2,3% 2,8% 3,2% 4,4% 3,4% 3,5%
70-79 ans 2,9% 3,3% 1,4% 3,1% 3,8% 2,6% 3,1%
80 ans ou plus 0,8% 2% 0,8% 1,2% 2,1% 2,4% 1,5%
Ensemble 5,4% 6,3% 6,8% 7% 7,5% 6,9% 6,7%

Personnes victimes d’agressions ou d’actes de violence selon leur âge.
Source : Insee, enquête permanente sur les conditions de vie des ménages de janvier

Les jeunes de 15 à 29 ans sont les plus nombreux à déclarer être victimes d’actes de violence (plus de 10% de 1997 à 2004). En revanche, on observe, dès 60 ans, une baisse des personnes déclarant avoir été victimes d’agressions (à peine plus de 4%). Cela peut s’expliquer simplement : les personnes âgées sortent moins que les jeunes et risquent donc moins de se faire agresser . Dès lors, les lieux publics seraient les plus risqués.

Principaux lieux où sont survenues les agressions ou violences.

Effectif en %
Dans la rue, un parc ou un lieu public 51,1%
Sur le lieu de travail 19,5%
Ailleurs 6,5%
Dans un transport en commun 6,2%
Dans les parties communes de l’immeuble 5,7%
Dans le logement de la personne 5,6%
Dans un parking 4%
Dans le logement de quelqu’un d’autre 1,4%
Source : Insee, enquête permanente sur les conditions de vie des ménages de janvier (données empilées sur l’ensemble de la période 2000-2004).

Les rues ou les parcs représentent plus de 50% des lieux où les individus interrogés déclarent avoir été victimes d’agressions. L’espace public constitue l’endroit où les risques d’agressions sont les plus élevés. Si les jeunes sont les plus nombreux à y circuler, ils seront aussi plus souvent victimes d’agressions. Pour le moment, cette enquête ne fait que prolonger les résultats des études précédentes. Observons à présent la différence qui existe entre les hommes et les femmes.

Personnes à qui il arrive d’avoir peur quand elles se déplacent seules le soir dans leur quartier.

Hommes Femmes
15-24 ans 8,2% 29,3%
25-34 ans 4,8% 23,7%
35-44 ans 3,9% 22%
45-54 ans 3,5% 18,9%
55-64 ans 4,4% 21,6%
65-74 ans 5,1% 20,3%
75 ou plus 9,3% 23%
Ensemble 5,1% 22,9%
Source : Insee, enquête permanente sur les conditions de vie des ménages de janvier

Alors que les hommes sont les victimes les plus fréquentes, ce sont les femmes qui ont le plus souvent peur quand elles se déplacent le soir dans leur quartier. Chez les hommes, ce sont les plus de 75 ans qui redoutent le plus l’insécurité (9,3%), même si le pourcentage chez les individus de 15 à 24 ans s’en rapproche (8,2%). Les jeunes femmes de 15 à 24 ans sont celles qui ont le plus peur (29,3%). Ici encore, les résultats sont similaires aux études auxquelles nous avons fait mention. Les questions posées ne sont pas strictement les mêmes entre les différentes enquêtes et l’étude de l’Insee approfondit moins le thème de l’insécurité. Pour autant, les résultats sont comparables et, en règle générale, ce sont les personnes qui se considèrent comme les plus vulnérables (personnes âgées, femmes) qui craignent majoritairement la possibilité d’être victimes d’actes de violence. Mais, plus globalement, on pressent malgré tout une hausse du sentiment d’insécurité qui, bien que très faible dans les trois premières enquêtes (CREDOC, Eurobaromètre, ICVS), donne l’impression dans l’étude de l’Insee de croître progressivement. Cette augmentation perceptible serait-elle le résultat d’un nombre plus conséquent d’agressions ? Ne pourrait-elle pas dépendre du rôle sans cesse plus massif joué par l’insécurité dans les médias et les politiques ? Ces questions, assurément, sont dignes d’intérêt mais nous n’avons pas la prétention d’y répondre, ces dernières nous entraîneraient trop loin de notre sujet. Quoi qu’il en soit, la prégnance du thème de l’insécurité n’est plus à démontrer.

Cependant, la lutte contre ce sentiment d’insécurité, qui repose sur la conjonction de plusieurs phénomènes, n’est pas aisée. Les médias tout comme les politiques concentrent leur attention sur des événements extraordinaires qui impliquent forcément des opinions consensuelles. En établissant « (…) un continuum entre les incivilités quotidiennes et la tuerie de Nanterre », lors de la campagne électorale de 2002, J. Chirac est le premier à confondre deux faits opposés. De même, les médias, en amplifiant, par exemple, les « émeutes » de banlieues de novembre 2005, transforment ce phénomène en une sorte de guerre civile. Nous avons déjà vu que ces simplismes ne tendent pas vers la résolution du problème et aboutissent à des situations stériles.

La réussite de la lutte contre le sentiment d’insécurité passerait surtout par l’annihilation de cette « (…) petite malfaisance peu visible » et donc peu médiatisée dont a déjà souffert une partie des Français. Toujours est-il que l’insécurité symbolise dorénavant un enjeu politique capital. C’est ce que nous allons constater en étudiant l’usage municipal de ce phénomène.

B) L’insécurité : un enjeu municipal.

Parallèlement à la montée du sentiment d’insécurité, les élus ont décidé de faire de problème l’un des enjeux politiques majeurs depuis une vingtaine d’années. En prenant pour exemple l’accession de Gilles de Robien au poste de maire de la ville d’Amiens en 1989, Tanguy Le Goff illustre le nouveau rôle des édiles locaux en tant que patrons de la sécurité et promoteurs de leur ville . Dès 1989, G. de Robien joue sa campagne sur le thème de la sécurité. Le taux de criminalité d’Amiens est légèrement supérieur (87/000) à la moyenne nationale (69/000). Les délits, naturellement, se concentrent dans le centre-ville où les commerces attirent toutes sortes d’individus . Afin de lutter contre ces petits délits, les commerçants, pendant les années 80 « (…) interpellent la municipalité et créent une association d’autodéfense (…). Par cette initiative, les commerçants exercent une indéniable pression sur les pouvoirs publics, en particulier sur le maire, et mettent sur le devant de la scène politique locale la question de la sécurité (…) ». Dans ce contexte, où l’inquiétude agit comme un virus et contamine de plus en plus d’habitants, G. de Robien en profite pour transformer ce thème en « (…) un moyen de séduire un électorat néoconservateur qui jusqu’ici ne lui était guère favorable ». Après le succès électoral, le nouveau maire donne l’impulsion pour créer cette police municipale qui, malgré quelques épisodes fâcheux , va servir d’exemple pour « (…) construire l’image d’un maire-patron de la sécurité de proximité ».

Pour cela, G. de Robien s’appuie sur la proximité de cette police, sur sa nécessité et sur la qualité de son travail : en somme, sur sa valorisation. En outre, si le maire veut prouver qu’il reste attentif aux demandes de ses administrés, il souligne, dans ses nombreux discours, la différence de « sa » police avec les polices des années 80, auréolées d’une mauvaise réputation. Moins de pratiques douteuses et des opérations plus mesurées substituent l’image d’un shérif à celle d’ « (…) un patron d’une police « cocooning » ». Mais, ces mesures ne suffisent toujours pas. Pour mettre en avant son rôle de patron de la sécurité, G. de Robien va concevoir des petites cérémonies d’auto-célébration pour fêter, par exemple, l’inauguration d’un nouveau commissariat ou encore pour féliciter les membres de sa police ayant fait une bonne action. Aussi, en vantant les mérites de la police municipale, en valorisant, par l’intermédiaire des presses nationales et locales, G. de Robien a réussi à se construire « (…) l’image d’un maire volontariste sur le terrain de la sécurité ». Cette image, loin de s’attacher au seul niveau local, va s’amplifier nationalement. Pour ce faire, la rhétorique du maire repose sur une critique des mesures de l’Etat ayant trait à la sécurité. Il faut savoir que les pouvoirs de la police municipale restent fortement limités « (…) depuis la nationalisation des polices locales par la loi Darlan de 1941 ». Alors, pour que son rôle soit mis en avant et serve d’exemple pour d’autres maires, G. de Robien va donc n’avoir de cesse de critiquer l’Etat (alors gouverné par L. Jospin) « (…) tout en se mobilisant dans les espaces politiques nationaux en faveur d’une pleine et entière responsabilité des maires sur la « sécurité de proximité » ».

Lors de la campagne municipale des élections de 2001, le maire d’Amiens va reproduire la même stratégie en la durcissant sensiblement. La sécurité figure en deuxième place de son nouveau programme après le développement économique. Mais, son discours se radicalise puisqu’il efface l’idée de prévention au profit d’une perspective plus répressive. Entre ces élections, le modèle new-yorkais de la « tolérance zéro », mis en place par Rudolf Giuliani, a fait des émules. C’est ainsi qu’il propose, dans son programme, « (…) d’alourdir les sanctions à l’égard des mineurs (…) et de responsabiliser les parents d’enfants mineurs délinquants en prenant exemple sur les récentes lois anglaises ».

Dans le même temps, G. de Robien entend maximiser le pouvoir alloué aux maires sur la police de proximité. Il profite ainsi de son influence au sein des arènes politiques nationales pour démontrer son volontarisme en matière de sécurité. Malgré les prises de position de ses adversaires , qui préviennent du danger qu’il y aurait si le maire possédait tous les pouvoirs de la police, G. de Robien est réélu dès le premier tour avec un peu plus de 52% des voix . En plus du rôle de défenseur de la sécurité de proximité dont s’est emparé le maire d’Amiens, les sondages locaux ne font que fortifier ses prises de position puisqu’ils « (…) le poussent dans une logique inflationniste ». Par conséquent, les effectifs de sa police municipale s’en trouvent accrus et les équipements techniques se développent avec la mise en place de 38 caméras de vidéosurveillance à l’intérieur du centre-ville. Outre la visibilité des caméras, ces mesures tendent, d’un côté, à satisfaire un électorat exigeant sur sa sécurité et, de l’autre, à conforter la place du maire. Aussi, selon T. Le Goff, en construisant sa carrière de maire principalement sur le thème de la sécurité, G. de Robien a réussi à s’affirmer en tant que patron de la sécurité locale et ses décisions « (…) pèsent fortement sur la définition des enjeux locaux de sécurité ». Par ailleurs, pour maintenir son influence politique et le contentement de ses électeurs, le maire d’Amiens « (…) tend à s’engager dans une logique inflationniste sur le plan des moyens et dans une surenchère « sécuritaire » sur le plan rhétorique ».

Les maires, s’ils désirent rendre leurs villes plus attractives, travaillent plus volontiers sur le thème de la sécurité. Nous venons de le constater : G. de Robien a recours à ce thème non seulement pour renforcer son aura politique mais également pour essayer de faire de sa ville un lieu tranquille, plus propice au développement économique. Car l’absence ou la diminution de délinquance entraîne souvent une hausse de l’économie. Les touristes ou les habitants consomment plus aisément s’ils se sentent en sécurité. C’est la raison pour laquelle les élus municipaux souhaitent surtout embellir le centre urbain, point hautement névralgique de leur ville. Ainsi, à Marseille, les élections municipales de 2001 provoquent de nombreux changements.

En amont, celles-ci « (…) donnent lieu à une réorganisation des services, particulièrement sur le traitement de la délinquance ». En aval, de nouveaux projets voient le jour. L’objectif sera de sécuriser l’hypercentre de la ville même s’il n’est pas le quartier où la délinquance est la plus forte, comparé aux quartiers nord. Les enjeux commerciaux transparaissent déjà avec cette décision puisque « (…) c’est là, dans l’hypercentre, que se joue la réputation de Marseille auprès des étrangers ». Trois années après la mise en place du contrat local de sécurité (CLS), l’heure est au bilan et aux définitions de nouvelles mesures. L’une d’entre elles sera la rénovation de la gare Saint-Charles et des quartiers environnants. Depuis l’arrivée du TGV Méditerranée en juin 2001, le nombre de voyageurs a augmenté de 30%. De fait, « Elus et aménageurs dressent un constat alarmiste du lieu qui, d’après eux, offre une image dégradée de la ville, alors qu’elle est le premier lieu découvert par les voyageurs à leur arrivée dans la cité phocéenne ». Une mission, effectuée par deux personnes, est nommée en juin 2001. Ces dernières devront interroger les voyageurs sur les aménagements et les modifications à faire au sein de la gare. Une fois les changements effectués, on observe une baisse de la délinquance, une diminution des nombres de plaintes et une élucidation plus importante des faits. Dans un autre quartier populaire (Noailles, jouxtant la Canebière), les commerçants se plaignent de la dégradation de leur environnement et de la baisse de leur chiffre d’affaires. Une fois les élections passées, ce quartier « (…) bénéficie de rondes de police plus fréquentes et se voit promu au rang de site pilote pour l’implantation de caméras de vidéosurveillance sur le centre de Marseille ». Le test étant convaincant, un conseiller municipal fait voter la mise en place de 60 à 80 caméras sur le centre-ville, l’objectif de ces systèmes étant de dissuader les délinquants potentiels et de traiter les données en temps réel.

Toutefois, avec la kyrielle d’acteurs traitant de la sécurité, le traitement de la délinquance est loin d’être évident. Entre ceux qui privilégient une approche préventive et ceux qui préfèrent la répression, une ligne de conduite univoque peine à trouver sa place. Les élus sont conscients du problème, faute de le résoudre entièrement. Les mesures techniques, comme la vidéosurveillance, sont plébiscitées pour satisfaire les associations de riverains, « (…) l’objectif affiché (…) est de déplacer des populations jugées fauteuses de troubles : prostituées, toxicomanes, mineurs délinquants ». Malheureusement, le déplacement de la délinquance ne fait que reporter le problème, sans le résoudre. Le but primordial de la mairie semble être la réduction du sentiment d’insécurité grâce à la répression tandis que la prévention, loin d’être éteinte, a trouvé refuge dans certaines structures d’accueil du centre-ville. Se juxtaposent alors deux conceptions de la sécurité éloignées l’une de l’autre . La lutte contre le sentiment d’insécurité est donc prioritaire pour la mairie, à tel point que les solutions apparaissent plus comme temporaires. Ce sentiment diminue effectivement dans des endroits précis dans lesquels l’équipe municipale décide d’agir. En effet, « Sur certains lieux, l’objectif « lutte contre le sentiment d’insécurité » est rempli même si le problème de la délinquance reste entier, car il s’est déplacé sur des lieux où les mobilisations riveraines sont à ce jour moins organisées et où la demande de sécurité n’est pas construite ». Sous couvert de contenter certains riverains et certains commerçants mieux organisés, la mairie de Marseille juge l’efficacité de ses actions à l’aune de la réduction du sentiment d’insécurité. Pourtant, le CLS ne se réduit pas à ce seul sentiment, simple facette d’une réalité plus complexe. Or, aujourd’hui, « (…) c’est la lutte contre le sentiment d’insécurité qui est la priorité politique des élus marseillais dans un objectif de construction d’une image valorisée de Marseille ». Dans ce contexte, où l’insécurité devient un problème national majeur, les maires veulent d’une part réactiver leur rôle de garant de la tranquillité publique et, d’autre part, donner satisfaction aux administrés où, à tout le moins, à ceux qui savent le mieux s’organiser.

Problème surgissant dans les années 70 sur la scène politique nationale , symptôme d’une société en proie à certaines dérives, la sécurité illustre les difficultés et l’inadéquation entre un pouvoir national qui diminue et un pouvoir local cherchant à se renforcer. Le pouvoir des maires repose toujours sur la loi du 5 avril 1884 qui « (…) leur a attribué la tâche d’assurer dans leur commune « le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publique », par répression des atteintes à la tranquillité publique qui troublent l’ordre publique local ». Mais, la loi Darlan de 1941 a limité la portée de la première loi. Coincés entre leurs devoirs et le manque de pouvoir dont ils disposent, les élus locaux peinent à régler le problème. La création ou le renforcement d’une police municipale semble être l’une des seules solutions. L’exemple de G. de Robien est d’ailleurs suffisamment éloquent. D’abord abordé frileusement, le thème de la sécurité s’est désormais déployé pour recouvrir toutes les factions politiques du pays. A gauche comme à droite, il n’est pas un parti qui ne s’engouffre dans la brèche. Ce n’est qu’en 1997, au lendemain du colloque de Villepinte, que plusieurs maires de gauche « (…) réclament « plus de pouvoirs pour combattre l’insécurité » ».

Plus généralement, cette institutionnalisation de la sécurité au sein des municipalités a provoqué plusieurs conséquences d’envergure. Tout d’abord, la plupart des villes abritent, sous différentes appellations (« prévention urbaine », « tranquillité publique », etc), des services spécifiquement dédiés à la sécurité. Ces nouveaux services sont dirigés par des professionnels dont le rôle n’existait pas quelques années auparavant. Ainsi, le travail de ces ingénieurs de la sécurité au service du maire « (…) repose sur la maîtrise d’une panoplie d’instruments de connaissance de la délinquance (constitution d’observatoires locaux de la délinquance et des « incivilités ») comme du sentiment d’insécurité (enquêtes par sondages), mais aussi sur une maîtrise des procédures techniques, financières et juridiques nécessaires pour monter, suivre et évaluer des actions dans le cadre des procédures contractuelles (comme celles des contrats locaux de sécurité) ». Parallèlement à ces modifications d’ordre symbolique vient s’ajouter la production d’un discours spécifique à la sécurité.

Cette production discursive tend à agir sur les représentations des populations en insistant sur certains points, soigneusement choisis. Or, cette rhétorique « (…) est d’autant plus importante que le sentiment d’insécurité -plus particulièrement la préoccupation pour l’ordre- comporte une forte dimension émotionnelle sur laquelle le contenu et la forme des discours (…) peuvent exercer une influence quant à la préoccupation pour l’ordre des électeurs ». Ces nombreux changements ont vu le jour pendant les dix dernières années et se sont répandus dans de nombreuses cités. La question municipale de la sécurité implique plusieurs niveaux d’interprétation. Nous avons pu observer précédemment la hausse du sentiment d’insécurité chez les Français bien que celui-ci ne soit pas comparable à l’importance que son usage politique sous-tend. Il ne faut pas s’étonner du poids politique que ce sentiment a pris au fil des années vu les allusions constantes des médias et des hommes politiques. Malgré tout, les maires agissent pour le réduire, comme à Marseille où la lutte contre ce dernier semble surpasser la véritable prise en compte de la délinquance.

Thème primordial pour l’établissement de l’influence municipale, domaine traditionnellement réservé à l’Etat, la sécurité occasionne, d’un point de vue politique, un paradoxe. En effet, pour que chaque citoyen soit assuré de sa sécurité, l’Etat ne suffit plus. Aussi, les maires tentent de s’affirmer au détriment d’un Etat dépassé par les événements en recourant à de nouveaux spécialistes de la sécurité. Dépassé, certes, mais loin d’être impuissant parce que les élus locaux manquent de possibilité pour triompher de ce problème. Quoi qu’il en soit, « Le retour des maires sur le terrain de la lutte contre l’insécurité est également un révélateur des limites de l’Etat à assurer, seul, la sécurité et l’ordre dans ses frontières (…) ». Néanmoins, l’insécurité n’a pas pour seul effet une hausse des incivilités et des petits actes de délinquance. Plus large, elle se manifesterait, selon S. Roché, « (…) comme phénomène social et politique au moment où la sensibilité à la violence grandit et où les freins qui retenaient les comportements se sont relâchés, en d’autres mots lorsque la socialisation est déficiente ». Ainsi, l’insécurité sociale et l’insécurité civile seraient, comme nous l’avons vu, irrémédiablement liées. Mais, les maires semblent prendre en compte prioritairement l’insécurité civile, pour le bien de leurs administrés.

Alors, pour répondre à cette demande croissante de sécurité, les maires recourent à des mesures visibles. La police municipale et la vidéosurveillance en sont les exemples les plus marquants. La seconde, aidée par cette conjoncture favorable faisant du sentiment d’insécurité l’un des fléaux à abattre, bénéficie de nombreuses installations dans des villes de tous bords politiques. Implantées depuis assez récemment dans les espaces urbains (environ douze ans), ces caméras ont rarement fait l’objet d’études approfondies, leurs effets restant difficiles à mesurer. Aussi, après avoir relevé la prédominance du thème de la sécurité dans les espaces politiques nationaux et locaux, nous allons désormais analyser les multiples caractéristiques qu’évoquent les systèmes de vidéosurveillance.

Voici l'introduction de mon mémoire de maitrise qui sera suivi par d'autres parties

Quand l'insécurité rencontre les caméras : les enjeux de la vidéosurveillance dans l'espace public.

Depuis quelques années, les questions relatives à l’insécurité envahissent les champs politiques et médiatiques. Des dernières élections présidentielles de 2002 aux réformes voulues par le Ministre de l’Intérieur, ce thème a largement fait florès. Par conséquent, il n’est pas étonnant que l’insécurité soit devenue la deuxième préoccupation des maires, après l’emploi . Ce domaine, traditionnellement échu à l’Etat, lui échappe petit à petit au profit d’une myriade d’entreprises privées. De fait, si l’insécurité s’impose dans les différents secteurs de la société, c’est que l’Etat tient difficilement son rôle. N’oublions pas que, en 1979, Alain Peyrefitte, alors garde des Sceaux, déclara que « Seul le monopole de la violence légitime et son utilisation effective dissuadent les citoyens d’utiliser eux-mêmes la violence ». Ce monopole se scinde en deux sous-monopoles : « Il y a d’une part celui à dire la loi (contre ceux qui veulent faire leur loi directement), et d’autre part celui de faire appliquer la loi, par la force si nécessaire, et c’est là le rôle de la police ». Le caractère symbolique de cette violence légitime est donc d’une importance cruciale.

Mais, depuis peu, ce monopole est régulièrement battu en brèche avec d’un côté, l’explosion du marché de la sécurité privée et, de l’autre, le développement d’un modèle assurantiel. Ce premier phénomène accompagne en quelque sorte l’affaiblissement de l’Etat dans le domaine sécuritaire. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les deux sécurités, privée et publique, ne sont pas antithétiques. Au-delà de leurs différences, elles s’inscrivent toutes deux dans un continuum de « (…) compétition par l’établissement d’un standard (sécurité marchande ou publique) et coordination entre les organisations privées et publiques ». Le second phénomène va de pair avec l’évolution du statut de victime. En effet, « L’Etat dévalorise le traitement classique des conflits. En même temps qu’elle est prise en compte, la victime est écartée de l’enceinte pénale au profit de l’Etat et de la loi. Un système de médiation entre le délinquant et la victime va s’hybrider puis remplacer le rapport immédiat entre les parties ».

Cependant, actuellement, les victimes, tout comme la police, ne connaissent qu’assez rarement les auteurs des actes délictueux : seulement 10% des actes délictueux commis sur la voie publique sont élucidés. En d’autres termes, sur la totalité des personnes portant plainte à la police, il n’y en a que 10% qui retrouvent leur agresseur. Pour pallier cette faiblesse, les risques vont donc être pris en compte et indemnisés financièrement. Ceux-ci vont être en quelque sorte normalisés et l’ « (…) on voit se développer l’assurance comme principe de régulation qui petit à petit grignote le modèle pénal ». De fait, cette souveraineté de l’Etat est mise à mal en matière de sécurité et ce, d’autant plus qu’avec les lois de décentralisation de 1982, les maires sont désormais chargés de régler les problèmes liés à la délinquance et à la peur des habitants, leur sentiment d’insécurité. Ces élus locaux utilisent les entreprises privées et « (…) organisent une hybridation entre le service public et le marché dans le but affiché de mieux garantir la sécurité dans leur territoire ».

Dès lors, tous les moyens sont bons pour faire de leur ville un exemple de tranquillité. Parmi ces moyens, la vidéosurveillance semble être le plus plébiscité pour tenter de résorber la délinquance et atténuer le sentiment d’insécurité, pour favoriser la prévention et faciliter la répression. On ne compte plus, même en France, les nombreuses municipalités ayant recours à ces systèmes . Citons, entre autres, Lyon, Amiens, Montpellier, Strasbourg, St Herblain, Levallois, Troyes, etc. A l’origine (dans les années 70), ces caméras sont utilisées par les magasins de luxe, les banques ou les administrations puisqu’il s’agit de protéger les biens de valeur et de se prémunir contre les vols . S’étendant par la suite à de nombreux commerces, elles finiront par s’appliquer dans l’espace public, et plus particulièrement dans les centres-villes .

Pour les municipalités, ces systèmes procurent au moins deux avantages significatifs. D’une part, en tant que parfaits exemples d’une mesure visible contre la délinquance, ils matérialisent les décisions du maire et concrétisent le plan de lutte contre l’insécurité. De ce fait, les habitants ne peuvent reprocher des mesures vaporeuses et impalpables qu’aucune action ne rendrait tangible. D’autre part, si les journaux et les médias relatent souvent l’implantation de ces systèmes, rares sont ceux qui étudient leur efficacité qu’on présuppose souvent mais qu’on ne vérifie jamais. Les habitants se retrouvent alors face à des objets dont ils ne connaissent ni les tenants ni les aboutissants et évitent donc de demander plus de renseignements.

L’ignorance face aux effets des caméras pourrait entraîner, selon nous, deux comportements extrêmes. Le premier, que l’on qualifiera de « dilettantisme », manifesterait une absence totale d’intérêt pour ce sujet et plaiderait pour leur innocuité. Le second, que l’on nommera « acharnement », consisterait à critiquer constamment ces systèmes et à pointer du doigt leurs dysfonctionnements. Mais que l’on ne s’y trompe pas, en filigrane de ces deux comportements se trouverait la même ignorance. Si celle-ci reste apathique, celle-là est agressive. Quoi qu’il en soit, avec leur implantation dans les centres urbains, ces caméras posent l’épineuse question du respect de la vie privée. Certains n’hésitent d’ailleurs pas à faire de ces caméras l’une des composantes d’une surveillance généralisée. A la façon des techniques d’identification anthropométrique qui se sont grandement développées depuis leur création (avec les reconnaissances faciale, vocale et surtout l’empreinte génétique), l’évolution de la vidéosurveillance et de son utilisation inquiète. Si les premières techniques réduisaient l’Homme à l’état de mot de passe , la vidéosurveillance, selon certains sociologues anglais, aboutiraient à la mise en place d’un panoptique numérique universel, sans limites spatiales ou temporelles.

Sans risquer de donner notre avis sur cette question, ce qui trahirait la bienveillante neutralité grâce à laquelle le sociologue peut se hisser au-dessus de l’opinion, nous ne pouvons nous empêcher de signaler les présuppositions idéologiques et politiques que ces conceptions tentent de dissimuler . Ainsi, nous analyserons les multiples aspects de la vidéosurveillance en essayant de répondre à cette question : Comment appréhender la vidéosurveillance au sein de la société française actuelle, et plus particulièrement dans les villes ? Pour ce faire, notre étude portera uniquement sur l’utilisation de ces caméras dans l’espace public. Impliquant diverses dimensions (éthique, politique, économique, sociologique), prenant en compte les multiples aspects de ce phénomène, cette problématique nous permettra d’envisager une étude qui, sans prétendre à l’exhaustivité, s’attachera néanmoins à fournir le panorama le plus complet possible.

Nous mettrons donc de côté l’implantation de ces systèmes dans les commerces, les administrations ou les banques. Pour répondre à cette question, qui en implique une multitude d’autres, nous formulons deux hypothèses :

- La première veut souligner l’indissociabilité de l’insécurité et du recours à la vidéosurveillance. On devine pourtant que le second est en quelque sorte le corollaire technique d’une volonté de lutte contre l’insécurité. Dès lors, il n’est pas exagéré de dire que le sentiment d’insécurité grandissant et la prévalence de ce thème chez les hommes politiques et les médias aient largement contribué à l’installation des caméras de vidéosurveillance dans les espaces publics. Nous pourrions raisonnablement penser que l’importance de ce thème, et donc l’installation de caméras, est l’apanage d’un seul parti politique. Il n’en est rien. La mairie lyonnaise, par exemple, en passant aux mains de la Gauche en mars 2001, n’a subi aucun changement en ce qui concerne les idées sécuritaires , illustrant par là un certain consensus politique sur ces questions . Sans éluder cette dimension, nous pensons qu’il serait malvenu de nous focaliser seulement sur les étiquettes politiques des municipalités utilisant ces systèmes.

- La seconde cherche à prouver que, loin de constituer un dispositif aux visées perverses, la vidéosurveillance, quand elle s’implante en ville, peut s’inscrire dans une logique plus globale de redynamisation, de requalification d’un espace urbain. Nous verrons, dans le chapitre II, que son efficacité est loin d’être convaincante tant qu’une véritable logique ne préside pas à son installation. Aussi, si l’on s’en tient à une étude objective, comment voir dans ces systèmes jugés souvent inefficaces un potentiel dangereux ? Nous constaterons, encore dans le chapitre II, que ces systèmes produisent quelquefois des effets pervers mais jamais de conséquences graves. Il ne s’agira pas de produire un panégyrique à la gloire de ces systèmes, le sociologue ne devant jamais se transformer en hagiographe des objets qu’il étudie. Mais, en essayant de proposer, de façon la plus neutre possible, une recherche sur ce sujet, nous espérons nous rapprocher au plus près de l’impartialité nécessaire à toute investigation sociologique.

Dans un premier chapitre, nous porterons notre attention sur le phénomène de l’insécurité. Nous verrons que ce dernier accompagne les changements de la société dont il est issu. Nous nous attacherons également à étudier plus précisément, dans la société française, le sentiment d’insécurité ainsi que l’importance que revêt ce thème lors des élections municipales. Puis, dans une deuxième partie, nous essaierons d’obtenir une vision synoptique sur le phénomène de la vidéosurveillance en nous intéressant, entre autres, à son efficacité, à son existence en tant qu’objet d’étude sociologique et à sa ressemblance avec un dispositif de surveillance plus ancien : le panoptique. Enfin, dans un troisième et dernier point, et après être revenu sur la viabilité de nos deux hypothèses, nous chercherons à établir un projet de recherche en précisant son thème, sa méthodologie et son terrain.

jeudi 1 février 2007

Un retour historique sur un procès surprenant qui rappelle, de façon troublante, le créationnisme et autre "dessein intelligent"

Le procès du singe. La Bible contre Darwin, de Gordon Golding :

En juillet 1925, à Dayton, petite ville du Tennesse, éclate un procès que d’aucuns considèrent comme l’un des plus importants du XXème siècle . John Scopes, jeune instituteur de 24 ans apprécié de la communauté, est accusé d’avoir enseigné la théorie darwinienne de l’évolution et, fait plus grave encore, de soutenir que l’Homme descend du singe. Plusieurs raisons font de cette affaire un événement sans précédent. Premièrement, l’époque qui la voit émerger incarne un entre-deux, une période charnière dans laquelle cohabitent une Amérique conservatrice, attachée aux valeurs traditionnelles, méfiante à l’égard des bouleversements socio-économiques qui transforment le pays et une Amérique résolument moderniste, préférant s’adapter à un pays en pleine mutation urbaine et industrielle. Deuxièmement, ce procès est l’aboutissement d’une « croisade » de certains fondamentalistes qui agissaient pour faire retirer la théorie de l’évolution de l’enseignement scolaire. Enfin, à un niveau plus symbolique, et grâce aux nombreux journalistes couvrant l’affaire, le procès Scopes représentait la métaphore d’une lutte du Bien contre le Mal à travers l’affrontement de Dieu et de Darwin. Nous commencerons donc par retracer le contexte social et religieux de l’époque. Puis, nous rappellerons la genèse du procès et les temps forts de celui-ci.

I) Le contexte social et religieux :

Les vingt années qui ont suivi la publication de l’Origine des espèces, c’est-à-dire la période qui s’étend de 1859 à 1879, ne rencontrèrent pas réellement de contempteurs zélés : la plupart des savants américains se convertirent sans difficulté aux théories de la transmutation des espèces et de la sélection naturelle tandis que la frange libérale du protestantisme s’accommoda tant bien que mal à celles-ci. Ce courant libéral, ou moderniste, cherchait avant tout « (…) à adapter le christianisme aux besoins d’une société moderne, industrielle et urbaine ». Ainsi, le « Social Gospel », nouveau courant progressiste émergeant vers 1880, préférait abandonner les aspects surnaturels du christianisme, comme l’existence du paradis et de l’enfer ou les miracles, pour se conformer à des principes moraux et sociaux mieux adaptés « (…) aux besoins spirituels des ouvriers et des citadins ».

Pourtant, malgré l’enthousiasme des libéraux, une autre tendance religieuse, plus radicale, refusera cet assouplissement en luttant contre la vision trop optimiste des « social gospelers ». Ces protestants fondamentalistes, majoritairement situés dans le sud du pays, réussiront, grâce à des campagnes de presse ou de publicité et des congrès évangéliques, « (…) à créer un véritable mouvement populaire de résistance et de réaction religieuse qui se manifesta au sein de toutes les églises du pays ». Leur foi peut d’ailleurs se résumer à cinq points qui sont autant de repères pour saisir leur façon d’appréhender la religion. Le premier point est crucial puisqu’il supporte les quatre autres : la Bible reflète la parole de Dieu et est par conséquent infaillible ; les miracles qu’elle relate sont forcément exacts et les étapes de la vie de Jésus-Christ, que ce soit sa naissance ou sa résurrection, rappellent le caractère transcendant, et donc indépassable, de la divinité. En effet, selon ces traditionalistes, « Ces miracles n’allaient pas à l’encontre de la nature ; ils lui étaient supérieurs ». Pour contrer le fameux « désenchantement du monde » inhérent aux sociétés modernes, les fondamentalistes voulaient réintroduire une certaine éthique religieuse en se basant constamment sur les Écritures. Par conséquent, comme le résume Gordon Golding, « (…) le fondamentalisme était une pratique religieuse, une façon de vivre et non pas de raisonner ».

Dès lors, l’évolutionnisme n’était qu’un des nombreux ennemis à abattre pour les tenants de ce mouvement. Ces derniers condamnaient globalement toutes les formes de plaisir comme la danse, le jeu, le tabac, les cartes et l’alcool . De plus, la Première Guerre mondiale avait transformé l’image de la science, en substituant des capacités de destruction et d’effets néfastes aux vertus de progrès et de bien-être qui lui étaient traditionnellement attachées. D’autre part, ce nouvel élan religieux ne pouvait supporter la théorie de Darwin qui, si elle était vraie, contredisait totalement le récit de la Genèse.
C’est dans cette perspective que les fondamentalistes comprenaient la théorie de l’évolution. Dans la mesure où elle ne pouvait coexister avec le récit de la Création, elle devenait leur ennemi et cristallisait toutes les dérives d’une société moderne corrompue que l’agnosticisme et l’impiété ont contribué à rendre anomique. Plus grave encore que ce manque d’organisation, « La théorie de l’évolution élimine Dieu de tout le processus créateur et livre l’humanité à la merci d’un univers mécanique, dont on a laissé les rouages tourner sans aucune direction divine ».

Enfin, au côté des arguments théologiques et moraux viendra se greffer une raison moins spirituelle certes, mais dont l’efficacité a été redoutable aussi bien lors de la croisade contre l’évolutionnisme que lors du procès Scopes : la volonté de contrôler les programmes scolaires. Avec l’extension massive de l’école publique obligatoire, les traditionalistes vont axer leurs attaques sur un point : le droit pour les citoyens de décider ce qui doit ou ne doit pas être enseigné. En s’appuyant sur les effets désastreux qu’une telle théorie entraîne, ils pointèrent, pour les nouvelles générations, le risque de sombrer dans l’incroyance la plus totale. En somme, pour les fondamentalistes, il s’agissait donc moins d’annihiler la théorie darwinienne que de réussir à protéger et à maintenir de jeunes écoliers dans le droit chemin de l’orthodoxie protestante. Le procès Scopes, que nous allons maintenant brièvement relater, n’est que la consécration de cet esprit de croisade largement « (…) caractéristique de l’époque 1880-1914 ».

II) La genèse et les temps forts du procès Scopes :

En 1924, John Washington Butler, ancien instituteur et père de cinq enfants, déposa une proposition de loi devant la Chambre des représentants du Tennessee qui « (…) aurait interdit à tout enseignant d’Université, d’École normale ou de tout autre école publique financée entièrement ou partiellement par les fonds de l’Etat, d’enseigner une théorie qui nie l’histoire de la Création divine de l’homme (…), et d’enseigner à la place que l’homme descend d’un ordre inférieur d’animaux ». Aussi étonnant que cela puisse paraître, cette loi fut approuvée par le Sénat, principalement parce qu’elle indiquait le degré de religiosité de chacun de ses membres.

Cependant, malgré toute la publicité faite autour de cette loi, elle n’aurait eu qu’une existence bien terne si un instituteur « (…) n’avait pas décidé de se faire arrêter en flagrant délit d’évolutionnisme ». Il faut savoir qu’aux Etats-Unis, tout citoyen peut se faire arrêter en application d’une loi pour qu’un magistrat détermine sa conformité à la Constitution. Ce procès débuta grâce à un homme d’affaires avisé de Dayton, George W. Rappelya, lequel, décidé à faire connaître et à promouvoir l’image de marque de sa ville, pensa intenter un procès à John Scopes, si celui-ci était d’accord. Rappelya réussit à convaincre Scopes qui fut arrêté le 7 mai 1925. Dès lors, il ne fallut pas attendre longtemps pour qu’une affaire qui aurait dû se résoudre entre amis soit prise d’assaut par la presse nationale. En effet, si d’autres enseignants d’écoles ou universités gérées par les grandes Églises avaient déjà été renvoyés pour avoir approuvé les thèses de Darwin, « (…) Scopes fut le premier à être inculpé par les pouvoirs publics pour les avoir enseignées dans une école publique ».

Pour faire face à la médiatisation que ce procès allait susciter, deux personnalités connues allaient intervenir . La première, William Jennings Bryan, avait été trois fois candidat démocrate à la présidence des Etats-Unis et était considéré comme un brillant orateur. Après l’abandon de la vie politique pendant la Première Guerre mondiale, Bryan décida de consacrer sa vie « (…) à la sauvegarde des valeurs traditionnelles de l’Amérique profonde », valeurs dont l’évolutionnisme sapaient les fondements, selon lui. Animé d’une piété très stricte, représentant du protestantisme le plus rigoureux, défenseur des croyances et des volontés de « l’Américain moyen », Bryan s’appuyait sur une vision manichéenne du monde qui s’organisait autour du Bien, symbolisé par le respect de la religion, et du Mal, dont l’évolutionnisme était l’un des plus puissants avatars. Seconde personnalité, Clarence Darrow, célèbre avocat de New York, proposa ses services comme avocat de la défense. À l’inverse de Bryan, à qui il s’en était déjà pris auparavant, Darrow « (…) vouait depuis longtemps une animosité farouche à tout ce qui touchait de près ou de loin à l’obscurantisme, à l’intolérance et au fondamentalisme (…) et il ne percevait la réalité qu’en nuances : tout était relatif, toute norme changeait ».


Cette opposition marquée entre ces deux individus, chacun défendant un camp, était d’un vif intérêt pour les journalistes relatant le procès qui y voyaient la lutte de la Bible contre Darwin, de la Science contre la Religion, de la foi contre l’athéisme, du matérialisme contre l’idéalisme ou encore du progrès contre la tradition . Le procès débuta le 10 juillet 1925. Rappelons que Dayton, bourgade de 1700 habitants, ne dénotait pas par rapport à d’autres villes du Sud : malgré l’interdiction des boissons alcoolisées depuis 1903 et ses onze églises, toutes protestantes, la tradition cohabitait avec différents aspects de la modernité, ce qui ne manqua pas de surprendre les journalistes et les touristes.

D’interminables questions de procédure jalonnèrent le procès et son déroulement fut moins tragique que ce à quoi les journalistes s’attendaient. Darrow rejetait la loi Butler et la considérait comme « (…) un travestissement de la langue, de la justice et la Constitution » tandis que Bryan prenait appui sur le bien-fondé de cette loi pour condamner l’enseignement de la théorie évolutionniste. Une fois la loi Butler déclarée conforme à la Constitution, Darrow et ses associés tentèrent de souligner l’imprécision de celle-ci. Cet argument fut rejeté par le juge estimant ce texte sensé, claire pour qui n’y cherchait pas d’éventuelles complications. De même, la venue d’éminents scientifiques ne changea rien et, bien que ceux-ci défendissent à la fois la théorie darwinienne et la foi en les estimant compatibles, le juge et l’accusation n’y prêtèrent pas la moindre attention. Il ne s’agissait pas de discuter la validité scientifique de l’évolutionnisme mais de déterminer si oui ou non, Scopes avait enseigné une théorie en contradiction avec le récit de la Création. Tout le reste n’avait aucune importance. Revenir sur tous les points décisifs du procès serait trop long et l’on peut résumer le climat général de l’affaire en citant Darrow : « Je ne comprends pas pourquoi on perd énormément de temps à considérer toutes les demandes du ministère public et toutes les suggestions des plaignants, tandis que la moindre proposition qui relève de notre compétence est immédiatement rejetée par la Cour ». L’ambition de Darrow était de terminer cette mascarade, déguisée en procès, au plus vite afin de protéger les droits de l’accusé devant un autre tribunal. L’enjeu pour Darrow n’était dorénavant plus de contrebalancer une décision inique mais d’essayer de discréditer le champion des fondamentalistes, Bryan.

Pour ce faire, il usa de questions relatives à la Bible pour démontrer les contradictions constantes et l’inanité du raisonnement de Bryan. Le public, qui appréciait les beaux parleurs, quelle que soit leur conviction religieuse, acheva de faire un triomphe à Darrow qui avait ridiculisé Bryan. Ce dernier, après le procès, renforça le nombre de ses conférences et martela avec rigueur ses convictions comme s’il avait pressenti sa fin proche qui arriva le 25 juillet 1925. Quant à Scopes, le 21 juillet, il fut condamné à payer une amende de cent dollars et la loi Butler resta en vigueur pendant 45 ans après le procès. La campagne anti-évolutionniste continua bien qu’à partir de 1927, « (…) presque plus personne ne se soucia –tout au moins publiquement- de la teinte évolutionniste des programmes scolaires ».

III) Conclusion :

Le procès Scopes fut interprété souvent comme la confrontation entre deux Amériques, l’une, urbaine et attachée au progrès et l’autre, rurale et liée à la tradition. On peut également tenir cette affaire comme une lutte entre « (…) deux absolus politico-philosophiques chers aux Américains : d’une part, la Science et le Savoir et, d’autre part, le Peuple et la sagesse populaire (manifestée en partie dans la religion traditionaliste) ». Le déroulement de celle-ci peut symboliser le conflit entre la vision populiste et démagogique de Bryan et la recherche de l’objectivité et de la vérité de Darrow. Une telle mascarade pourrait prêter à sourire si les descendants des fondamentalistes ne continuaient pas à exercer une influence sur la vie américaine. Après le créationnisme durant les années 1980, nous voyons les nouveaux partisans de l’ « Intelligent Design », plus réfléchis, qui admettent l’évolution mais voient dans celle-ci une logique, un sens puisque le « (…) monde est bien trop complexe pour être le seul fait du hasard (…) et il y a des mystères qui échappent à la science » : ils remplacent donc le hasard et l’incertitude propres à la théorie darwinienne par une téléologie rassurante. D’autre part, ils ne rejettent pas comme les fondamentalistes la théorie darwinienne mais demandent « (…) seulement que leurs idées, présentées sous forme scientifique et rationnelle, soient enseignées dans les écoles publiques en même temps et au même titre que la théorie de l’évolution ». On peut se demander ce qui fait qu’un tel mouvement anti-scientifique dure aussi longtemps.

On peut également se demander avec Gordon Golding si ces phénomènes « (…) ne feraient pas partie intégrante des structures socioculturelles non seulement du Sud mais aussi de toute l’Amérique ». La croyance littérale en la Bible fait partie de ces mythes collectifs qui occupent une grande place dans la culture américaine. Ce n’est pas étonnant que ce mythe se soit réactivé « (…) en temps de crise pour s’attaquer aux ennemis du corps social » et plus largement, à partir du moment où une certaine désorganisation, du moins une nouvelle organisation, semble menacer la communauté.

On peut gloser sans fin sur le rapport entre la religion et le conservatisme et l’on peut se rappeler, qu’en d’autres temps, Bossuet livra un combat acharné à Spinoza et Richard Simon qui, en faisant paraître respectivement le Traité théologico-politique en 1670 et l’Histoire critique du Vieux Testament en 1678, contredisaient l’un des premiers principes de la religion chrétienne, à savoir le fait que « (…) L’Écriture étant de source divine, on n’a pas le droit de la traiter comme un texte purement humain » ; étonnant parallèle avec la situation américaine. La Bible est constitutive de l’identité américaine. Les Églises évangéliques et les mouvements fondamentalistes ont fait du caractère infaillible des Écritures un dogme indiscutable dès le XIXème siècle. Ce livre sacré incarne la « (…) véritable Parole de Dieu qui sert de référence spirituelle et de guide moral communs, accessibles à l’ensemble des citoyens ». Par conséquent, « (…) la moindre démystification de son autorité, de sa véracité, dépasse de loin les limites d’une simple querelle religieuse : elle s’attaque aux fondements même de l’identité américaine ». La condamnation systématique du darwinisme tient moins à son caractère anti-biblique qu’à son caractère anti-américain. La religion n’est donc qu’un point d’achoppement pour ces critiques traditionalistes qui, à travers l’allusion récurrente à la Bible, défendent leur identité américaine. Aussi, il nous semble judicieux de rappeler ce que déclara Molière pour défendre Le Tartuffe aux dévots qui l’attaquaient: « Les précédentes pièces n’attaquaient que la piété et la religion, dont ils se soucient fort peu ; mais celle-ci (Le Tartuffe) les attaque et les joue eux-mêmes, et c’est ce qu’ils ne peuvent souffrir ».