jeudi 1 février 2007

Un retour historique sur un procès surprenant qui rappelle, de façon troublante, le créationnisme et autre "dessein intelligent"

Le procès du singe. La Bible contre Darwin, de Gordon Golding :

En juillet 1925, à Dayton, petite ville du Tennesse, éclate un procès que d’aucuns considèrent comme l’un des plus importants du XXème siècle . John Scopes, jeune instituteur de 24 ans apprécié de la communauté, est accusé d’avoir enseigné la théorie darwinienne de l’évolution et, fait plus grave encore, de soutenir que l’Homme descend du singe. Plusieurs raisons font de cette affaire un événement sans précédent. Premièrement, l’époque qui la voit émerger incarne un entre-deux, une période charnière dans laquelle cohabitent une Amérique conservatrice, attachée aux valeurs traditionnelles, méfiante à l’égard des bouleversements socio-économiques qui transforment le pays et une Amérique résolument moderniste, préférant s’adapter à un pays en pleine mutation urbaine et industrielle. Deuxièmement, ce procès est l’aboutissement d’une « croisade » de certains fondamentalistes qui agissaient pour faire retirer la théorie de l’évolution de l’enseignement scolaire. Enfin, à un niveau plus symbolique, et grâce aux nombreux journalistes couvrant l’affaire, le procès Scopes représentait la métaphore d’une lutte du Bien contre le Mal à travers l’affrontement de Dieu et de Darwin. Nous commencerons donc par retracer le contexte social et religieux de l’époque. Puis, nous rappellerons la genèse du procès et les temps forts de celui-ci.

I) Le contexte social et religieux :

Les vingt années qui ont suivi la publication de l’Origine des espèces, c’est-à-dire la période qui s’étend de 1859 à 1879, ne rencontrèrent pas réellement de contempteurs zélés : la plupart des savants américains se convertirent sans difficulté aux théories de la transmutation des espèces et de la sélection naturelle tandis que la frange libérale du protestantisme s’accommoda tant bien que mal à celles-ci. Ce courant libéral, ou moderniste, cherchait avant tout « (…) à adapter le christianisme aux besoins d’une société moderne, industrielle et urbaine ». Ainsi, le « Social Gospel », nouveau courant progressiste émergeant vers 1880, préférait abandonner les aspects surnaturels du christianisme, comme l’existence du paradis et de l’enfer ou les miracles, pour se conformer à des principes moraux et sociaux mieux adaptés « (…) aux besoins spirituels des ouvriers et des citadins ».

Pourtant, malgré l’enthousiasme des libéraux, une autre tendance religieuse, plus radicale, refusera cet assouplissement en luttant contre la vision trop optimiste des « social gospelers ». Ces protestants fondamentalistes, majoritairement situés dans le sud du pays, réussiront, grâce à des campagnes de presse ou de publicité et des congrès évangéliques, « (…) à créer un véritable mouvement populaire de résistance et de réaction religieuse qui se manifesta au sein de toutes les églises du pays ». Leur foi peut d’ailleurs se résumer à cinq points qui sont autant de repères pour saisir leur façon d’appréhender la religion. Le premier point est crucial puisqu’il supporte les quatre autres : la Bible reflète la parole de Dieu et est par conséquent infaillible ; les miracles qu’elle relate sont forcément exacts et les étapes de la vie de Jésus-Christ, que ce soit sa naissance ou sa résurrection, rappellent le caractère transcendant, et donc indépassable, de la divinité. En effet, selon ces traditionalistes, « Ces miracles n’allaient pas à l’encontre de la nature ; ils lui étaient supérieurs ». Pour contrer le fameux « désenchantement du monde » inhérent aux sociétés modernes, les fondamentalistes voulaient réintroduire une certaine éthique religieuse en se basant constamment sur les Écritures. Par conséquent, comme le résume Gordon Golding, « (…) le fondamentalisme était une pratique religieuse, une façon de vivre et non pas de raisonner ».

Dès lors, l’évolutionnisme n’était qu’un des nombreux ennemis à abattre pour les tenants de ce mouvement. Ces derniers condamnaient globalement toutes les formes de plaisir comme la danse, le jeu, le tabac, les cartes et l’alcool . De plus, la Première Guerre mondiale avait transformé l’image de la science, en substituant des capacités de destruction et d’effets néfastes aux vertus de progrès et de bien-être qui lui étaient traditionnellement attachées. D’autre part, ce nouvel élan religieux ne pouvait supporter la théorie de Darwin qui, si elle était vraie, contredisait totalement le récit de la Genèse.
C’est dans cette perspective que les fondamentalistes comprenaient la théorie de l’évolution. Dans la mesure où elle ne pouvait coexister avec le récit de la Création, elle devenait leur ennemi et cristallisait toutes les dérives d’une société moderne corrompue que l’agnosticisme et l’impiété ont contribué à rendre anomique. Plus grave encore que ce manque d’organisation, « La théorie de l’évolution élimine Dieu de tout le processus créateur et livre l’humanité à la merci d’un univers mécanique, dont on a laissé les rouages tourner sans aucune direction divine ».

Enfin, au côté des arguments théologiques et moraux viendra se greffer une raison moins spirituelle certes, mais dont l’efficacité a été redoutable aussi bien lors de la croisade contre l’évolutionnisme que lors du procès Scopes : la volonté de contrôler les programmes scolaires. Avec l’extension massive de l’école publique obligatoire, les traditionalistes vont axer leurs attaques sur un point : le droit pour les citoyens de décider ce qui doit ou ne doit pas être enseigné. En s’appuyant sur les effets désastreux qu’une telle théorie entraîne, ils pointèrent, pour les nouvelles générations, le risque de sombrer dans l’incroyance la plus totale. En somme, pour les fondamentalistes, il s’agissait donc moins d’annihiler la théorie darwinienne que de réussir à protéger et à maintenir de jeunes écoliers dans le droit chemin de l’orthodoxie protestante. Le procès Scopes, que nous allons maintenant brièvement relater, n’est que la consécration de cet esprit de croisade largement « (…) caractéristique de l’époque 1880-1914 ».

II) La genèse et les temps forts du procès Scopes :

En 1924, John Washington Butler, ancien instituteur et père de cinq enfants, déposa une proposition de loi devant la Chambre des représentants du Tennessee qui « (…) aurait interdit à tout enseignant d’Université, d’École normale ou de tout autre école publique financée entièrement ou partiellement par les fonds de l’Etat, d’enseigner une théorie qui nie l’histoire de la Création divine de l’homme (…), et d’enseigner à la place que l’homme descend d’un ordre inférieur d’animaux ». Aussi étonnant que cela puisse paraître, cette loi fut approuvée par le Sénat, principalement parce qu’elle indiquait le degré de religiosité de chacun de ses membres.

Cependant, malgré toute la publicité faite autour de cette loi, elle n’aurait eu qu’une existence bien terne si un instituteur « (…) n’avait pas décidé de se faire arrêter en flagrant délit d’évolutionnisme ». Il faut savoir qu’aux Etats-Unis, tout citoyen peut se faire arrêter en application d’une loi pour qu’un magistrat détermine sa conformité à la Constitution. Ce procès débuta grâce à un homme d’affaires avisé de Dayton, George W. Rappelya, lequel, décidé à faire connaître et à promouvoir l’image de marque de sa ville, pensa intenter un procès à John Scopes, si celui-ci était d’accord. Rappelya réussit à convaincre Scopes qui fut arrêté le 7 mai 1925. Dès lors, il ne fallut pas attendre longtemps pour qu’une affaire qui aurait dû se résoudre entre amis soit prise d’assaut par la presse nationale. En effet, si d’autres enseignants d’écoles ou universités gérées par les grandes Églises avaient déjà été renvoyés pour avoir approuvé les thèses de Darwin, « (…) Scopes fut le premier à être inculpé par les pouvoirs publics pour les avoir enseignées dans une école publique ».

Pour faire face à la médiatisation que ce procès allait susciter, deux personnalités connues allaient intervenir . La première, William Jennings Bryan, avait été trois fois candidat démocrate à la présidence des Etats-Unis et était considéré comme un brillant orateur. Après l’abandon de la vie politique pendant la Première Guerre mondiale, Bryan décida de consacrer sa vie « (…) à la sauvegarde des valeurs traditionnelles de l’Amérique profonde », valeurs dont l’évolutionnisme sapaient les fondements, selon lui. Animé d’une piété très stricte, représentant du protestantisme le plus rigoureux, défenseur des croyances et des volontés de « l’Américain moyen », Bryan s’appuyait sur une vision manichéenne du monde qui s’organisait autour du Bien, symbolisé par le respect de la religion, et du Mal, dont l’évolutionnisme était l’un des plus puissants avatars. Seconde personnalité, Clarence Darrow, célèbre avocat de New York, proposa ses services comme avocat de la défense. À l’inverse de Bryan, à qui il s’en était déjà pris auparavant, Darrow « (…) vouait depuis longtemps une animosité farouche à tout ce qui touchait de près ou de loin à l’obscurantisme, à l’intolérance et au fondamentalisme (…) et il ne percevait la réalité qu’en nuances : tout était relatif, toute norme changeait ».


Cette opposition marquée entre ces deux individus, chacun défendant un camp, était d’un vif intérêt pour les journalistes relatant le procès qui y voyaient la lutte de la Bible contre Darwin, de la Science contre la Religion, de la foi contre l’athéisme, du matérialisme contre l’idéalisme ou encore du progrès contre la tradition . Le procès débuta le 10 juillet 1925. Rappelons que Dayton, bourgade de 1700 habitants, ne dénotait pas par rapport à d’autres villes du Sud : malgré l’interdiction des boissons alcoolisées depuis 1903 et ses onze églises, toutes protestantes, la tradition cohabitait avec différents aspects de la modernité, ce qui ne manqua pas de surprendre les journalistes et les touristes.

D’interminables questions de procédure jalonnèrent le procès et son déroulement fut moins tragique que ce à quoi les journalistes s’attendaient. Darrow rejetait la loi Butler et la considérait comme « (…) un travestissement de la langue, de la justice et la Constitution » tandis que Bryan prenait appui sur le bien-fondé de cette loi pour condamner l’enseignement de la théorie évolutionniste. Une fois la loi Butler déclarée conforme à la Constitution, Darrow et ses associés tentèrent de souligner l’imprécision de celle-ci. Cet argument fut rejeté par le juge estimant ce texte sensé, claire pour qui n’y cherchait pas d’éventuelles complications. De même, la venue d’éminents scientifiques ne changea rien et, bien que ceux-ci défendissent à la fois la théorie darwinienne et la foi en les estimant compatibles, le juge et l’accusation n’y prêtèrent pas la moindre attention. Il ne s’agissait pas de discuter la validité scientifique de l’évolutionnisme mais de déterminer si oui ou non, Scopes avait enseigné une théorie en contradiction avec le récit de la Création. Tout le reste n’avait aucune importance. Revenir sur tous les points décisifs du procès serait trop long et l’on peut résumer le climat général de l’affaire en citant Darrow : « Je ne comprends pas pourquoi on perd énormément de temps à considérer toutes les demandes du ministère public et toutes les suggestions des plaignants, tandis que la moindre proposition qui relève de notre compétence est immédiatement rejetée par la Cour ». L’ambition de Darrow était de terminer cette mascarade, déguisée en procès, au plus vite afin de protéger les droits de l’accusé devant un autre tribunal. L’enjeu pour Darrow n’était dorénavant plus de contrebalancer une décision inique mais d’essayer de discréditer le champion des fondamentalistes, Bryan.

Pour ce faire, il usa de questions relatives à la Bible pour démontrer les contradictions constantes et l’inanité du raisonnement de Bryan. Le public, qui appréciait les beaux parleurs, quelle que soit leur conviction religieuse, acheva de faire un triomphe à Darrow qui avait ridiculisé Bryan. Ce dernier, après le procès, renforça le nombre de ses conférences et martela avec rigueur ses convictions comme s’il avait pressenti sa fin proche qui arriva le 25 juillet 1925. Quant à Scopes, le 21 juillet, il fut condamné à payer une amende de cent dollars et la loi Butler resta en vigueur pendant 45 ans après le procès. La campagne anti-évolutionniste continua bien qu’à partir de 1927, « (…) presque plus personne ne se soucia –tout au moins publiquement- de la teinte évolutionniste des programmes scolaires ».

III) Conclusion :

Le procès Scopes fut interprété souvent comme la confrontation entre deux Amériques, l’une, urbaine et attachée au progrès et l’autre, rurale et liée à la tradition. On peut également tenir cette affaire comme une lutte entre « (…) deux absolus politico-philosophiques chers aux Américains : d’une part, la Science et le Savoir et, d’autre part, le Peuple et la sagesse populaire (manifestée en partie dans la religion traditionaliste) ». Le déroulement de celle-ci peut symboliser le conflit entre la vision populiste et démagogique de Bryan et la recherche de l’objectivité et de la vérité de Darrow. Une telle mascarade pourrait prêter à sourire si les descendants des fondamentalistes ne continuaient pas à exercer une influence sur la vie américaine. Après le créationnisme durant les années 1980, nous voyons les nouveaux partisans de l’ « Intelligent Design », plus réfléchis, qui admettent l’évolution mais voient dans celle-ci une logique, un sens puisque le « (…) monde est bien trop complexe pour être le seul fait du hasard (…) et il y a des mystères qui échappent à la science » : ils remplacent donc le hasard et l’incertitude propres à la théorie darwinienne par une téléologie rassurante. D’autre part, ils ne rejettent pas comme les fondamentalistes la théorie darwinienne mais demandent « (…) seulement que leurs idées, présentées sous forme scientifique et rationnelle, soient enseignées dans les écoles publiques en même temps et au même titre que la théorie de l’évolution ». On peut se demander ce qui fait qu’un tel mouvement anti-scientifique dure aussi longtemps.

On peut également se demander avec Gordon Golding si ces phénomènes « (…) ne feraient pas partie intégrante des structures socioculturelles non seulement du Sud mais aussi de toute l’Amérique ». La croyance littérale en la Bible fait partie de ces mythes collectifs qui occupent une grande place dans la culture américaine. Ce n’est pas étonnant que ce mythe se soit réactivé « (…) en temps de crise pour s’attaquer aux ennemis du corps social » et plus largement, à partir du moment où une certaine désorganisation, du moins une nouvelle organisation, semble menacer la communauté.

On peut gloser sans fin sur le rapport entre la religion et le conservatisme et l’on peut se rappeler, qu’en d’autres temps, Bossuet livra un combat acharné à Spinoza et Richard Simon qui, en faisant paraître respectivement le Traité théologico-politique en 1670 et l’Histoire critique du Vieux Testament en 1678, contredisaient l’un des premiers principes de la religion chrétienne, à savoir le fait que « (…) L’Écriture étant de source divine, on n’a pas le droit de la traiter comme un texte purement humain » ; étonnant parallèle avec la situation américaine. La Bible est constitutive de l’identité américaine. Les Églises évangéliques et les mouvements fondamentalistes ont fait du caractère infaillible des Écritures un dogme indiscutable dès le XIXème siècle. Ce livre sacré incarne la « (…) véritable Parole de Dieu qui sert de référence spirituelle et de guide moral communs, accessibles à l’ensemble des citoyens ». Par conséquent, « (…) la moindre démystification de son autorité, de sa véracité, dépasse de loin les limites d’une simple querelle religieuse : elle s’attaque aux fondements même de l’identité américaine ». La condamnation systématique du darwinisme tient moins à son caractère anti-biblique qu’à son caractère anti-américain. La religion n’est donc qu’un point d’achoppement pour ces critiques traditionalistes qui, à travers l’allusion récurrente à la Bible, défendent leur identité américaine. Aussi, il nous semble judicieux de rappeler ce que déclara Molière pour défendre Le Tartuffe aux dévots qui l’attaquaient: « Les précédentes pièces n’attaquaient que la piété et la religion, dont ils se soucient fort peu ; mais celle-ci (Le Tartuffe) les attaque et les joue eux-mêmes, et c’est ce qu’ils ne peuvent souffrir ».

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